Rachid se présente à notre rendez-vous dans un café du 20e arrondissement de Paris, quelques documents et les photos de l'enterrement de son père, le 4 juillet 1973 à El Kettar, des photos prises par notre défunt collègue Ali Bennour. Photographe à El Moudjahid. Premier rendez-vous suivi quelques semaines plus tard d'un autre dans le même café et de quelques coups de fil. «J'avais envie de comprendre ce qui faisait agir mon père, ma quête est instinctive. J'en avais marre de voir la même photo, les mêmes textes, on en a fait un héros, mais un héros c'est lisse, sans aspérités. Il était humain avec les mêmes caractéristiques sociales que les autres. Je cherchais quelqu'un qui me parle de l'homme. J'ai fait un travail de recherche de documents, de photos, pour le moment je les garde pour mes enfants. J'accepterai de partager mes rares archives avec des historiens», nous explique-t-il. Rachid raconte : «J'avais neuf ans ce 28 juin 1973, jour de l'assassinat de mon père. La veille de son assassinat, il est venu me voir à la sortie de l'école, juste avant les grandes vacances, en même temps que ma mère et mon frère aîné Abderrahmane. Il était avec un compagnon de route, Saad Absi. Très rapidement, il nous a demandé de quitter les lieux, se sentant certainement épié. Nous avons roulé côte à côte un moment avant qu'il ne file de son côté. A ce moment précis, instinctivement, je me suis mis à pleurer, comme si j'avais une intuition enfantine. J'ai pleuré toute la fin de l'après- midi. Le lendemain, jour de sa mort, tout le monde pleurait sauf moi. Je n'avais plus de larmes. Le soir j'allume la télévision, il était 20h, on parlait de mon père. On a été avec ma mère à la morgue pour identifier le corps de mon père. Saad Absi, son fidèle compagnon, était là ainsi que le chanteur Saadaoui. Mon père était surveillé et il le savait. Des fois, il se déguisait pour échapper à la surveillance. Il utilisait toujours les cafés, où il y avait une entrée à l'avant et une autre à l'arrière et il s'asseyait toujours dos au mur, face à la porte. Il n'avait pas été assez prudent les derniers temps précédant son assassinat. Tout le monde lui disait de se séparer de sa voiture, une R16 de couleur grise. On ne le voyait pas souvent, il arrivait toujours par surprise. Il était toujours calme. Il fréquentait souvent l'Etoile d'or, un café à l'angle de la rue des Fossés Saint-Bernard dans le 5e arrondissement de Paris. Son secteur, c'était le Quartier latin qui à l'époque bouillonnait d'intellectuels. Il ne passait jamais deux nuits dans le même endroit. Il était élégant, à la Lino Ventura, le nez de boxeur en moins. Costume gris et pardessus blanc, il semblait sortir d'un film de Georges Lautner, en vogue à cette époque. Parfois il m'emmenait au théâtre qu'il administrait à Boulogne Billancourt. Là il me laissait me promener, m'imprégner des murs, des coulisses, de la scène. Puis, il me ramenait à la maison, avant de disparaître à nouveau, sans tumulte. Il s'éclipsait avec cette simplicité et cette discrétion qui siéent aux hommes de talent et de valeur. La mort l'a fauché à 41 ans. Ce jour-là, ce n'est pas un responsable, ni un chef, ni un artiste ou un militant, ni même un administrateur de théâtre qu'on a assassiné. C'est mon père. Enfants, ma mère n'avait de cesse de nous dire, sur un ton admiratif, à mon frère Abderrahmane et moi ‘votre père, c'est quelqu'un' pour que l'on en prenne exemple. C'est un héritage lourd à porter dans le sens où l'on attend trop de ses enfants. Son cheminement personnel est trop différent du nôtre. Son enfance et sa jeunesse furent pour lui formatrices. Nous n'avons pas connu la pauvreté et le colonialisme. Jeune, Mohamed Boudia a été cireur, coursier, il a exercé tous les petits boulots. Il a intégré les scouts – creuset de son patriotisme, de sa conscience nationaliste – pendant une année. Boudia avait un engagement politique et culturel Chef FLN au sein de la Fédération de France, il s'évade de prison grâce au réseau Curiel et rejoint la troupe de théâtre du FLN à Tunis. Il apprend le théâtre au Centre régional d'art dramatique auprès de Mustapha Gribi. Le 8 janvier 1963, Ben Bella le nomme administrateur général du TNA, fonction qu'il occupera jusqu ‘en 1965'. Pour Mohamed Boudia, le théâtre devait être émancipateur, engagé. Il concevait le théâtre comme un instrument du message révolutionnaire, un support d'émancipation du peuple algérien et devait contribuer à le sortir de l'aliénation coloniale. Il voulait que tout le monde ait accès à la culture et qu'elle ne soit pas l'apanage de citadins privilégiés. Il était à l'origine du train culturel qui avait sillonné l'Algérie avec la troupe du TNA en 1964. Il disait que le théâtre ce n'est pas que l'affaire d'Alger. En France, il avait dirigé le théâtre de l'Ouest parisien. Il avait fait corps avec cette Algérie, la Mecque des révolutionnaires. Il avait l'étoffe d'un Che Guevara qu'il avait rencontré à Alger en 1964 et avec lequel il avait eu de longs entretiens, c'était un utopiste et un internationaliste. Exilé politique en France, il avait embrassé la cause de la Palestine jusqu'à son assassinat par le Mossad le 28 juin 1973. Il était responsable de la branche Action en Europe du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). En 1972, il avait emmené mon frère Abderrahmane, alors âgé de 15 ans, avec lui à Beyrouth. L'année suivante, c'était moi qui devait l'accompagner, le départ était prévu le 1er juillet, les billets d'avion étaient pris, mais je n'ai jamais fait ce voyage avec mon père, il a été assassiné quelques jours plus tôt. En exil, Mohamed Boudia était un membre actif du Rassemblement Unitaire des Révolutionnaires (RUR)). Parmi les membres du RUR, il y avait, entre autres, les Benmansour, Mohamed et Amine, ou bien le poète Ahmed Azeghar. Mohamed Boudia a été enterré le 4 juillet 1973 à El Kettar, un cortège d'amis et de proches a accompagné le cercueil de Dar El Beida jusqu'à Soustara, au domicile de Kadour, son cousin, toujours vivant. Une foule nombreuse l'avait accompagné au cimetière. Mohamed Boudia n'a pas été enterré clandestinement, contrairement à ce qu'affirme un certain Mohamed Boudia (homonyme sans aucun lien de parenté avec notre famille) dans un livre consacré à mon père. En attestent les photos d'El Moudjahid. Ce n'est d'ailleurs pas la seule contre-vérité du livre en question. L'auteur n'en aurait pas commis s'il avait pris la peine de s'informer et de se renseigner auprès de la famille, mais aussi auprès de ceux qui ont connu mon père. Mohamed Boudia a été relégué aux oubliettes, il n'entrait pas dans le cadre de l'Algérie officielle. L'Algérie de Boumediène l'avait classé comme Benbelliste, alors que c'était un électron libre. Il semblerait qu'il ait conclu un accord verbal avec Boumediène pour rentrer définitivement en Algérie et mettre fin à son exil. Ce retour devait se faire après notre voyage au Liban. Enfin, je tiens à saluer mon frère Mourad, qui, sans partager la même mère que Abderrahmane – que je salue aussi – et moi, n'en reste pas moins le fils de Mohamed Boudia. Une pensée émue à ma mère qui a soutenu mon père dans ses engagements.»