Rachid Boudia est un vrai conteur. Sans doute a-t-il de qui tenir. Son verbe est aérien et imagé. La métaphore subtile, il a, en plus, ce sens du détail qui lui permet de happer ses auditeurs et de les immerger dans l'émotion de l'histoire qu'il raconte, surtout quand il s'agit de son père, Mohamed Boudia. Il saisit littéralement son auditoire quand il narre comment, en 1973, à l'âge de dix ans, alors qu'il ne comprenait pas encore grand-chose aux adultes, il vit la R16 grise conduite par son père, Mohamed Boudia, descendre la route et le soustraire à sa vue. La voiture disparut. Le gosse se mit alors à pleurer. Il ne sait toujours pas pourquoi les larmes affluèrent en abondance à ses yeux. Sa mère, au volant de la voiture dans laquelle il se trouvait, lui demanda : «Rachid, qu'est-ce qui t'arrive, pourquoi tu pleures comme ça ? » Le gamin répondit entre deux sanglots qu'il n'en savait rien. Elle stoppa le véhicule et lui offrit une glace. Il ne cessa pas de pleurer. Elle lui acheta des friandises. Mais rien n'y fit. Il pleura de plus belle toute la nuit et il ne savait toujours pas pourquoi. Intuition d'enfant. Le lendemain, le 28 juin 1973, il apprit par la télévision que son père, Mohamed Boudia, avait péri dans l'explosion de cette même R16 grise qui avait dramatiquement disparu de sa vue la veille, avalée par la route. L'attentat portait la signature du Mossad. C'est l'anecdote poignante qu'il a, entre autres, racontée l'autre soir dans les locaux de l'Association de culture berbère de Paris, à l'occasion d'une soirée consacrée à la parution, chez les courageuses éditions Premiers Matins de Novembre, de l'ouvrage intitulé Mohamed Boudia, œuvres. Cette soirée — que j'ai eu le plaisir d'animer en compagnie de Marie-Joëlle Rupp, la fille du journaliste anticolonialiste Serge Michel, qui a cofondé avec Mohamed Boudia Alger, ce soir en 1964 — a été un grand moment de souvenir et d'émotion. C'est aussi un instant de mise en perspective de ce que l'on sait de Boudia dans le contexte de l'extension internationaliste des luttes des révolutionnaires anticolonialistes algériens de l'époque. Il y avait là l'équipe de jeunes qui viennent de créer Premiers Matins de Novembre dont le chercheur Luc Chauvin qui répondra aux questions sur les éléments biographiques réunis dans le livre. C'est la première fois qu'une esquisse de biographie politique de Mohamed Boudia est tentée. Des compagnons et des amis de Mohamed Boudia. Nils Andersson, éditeur suédois de textes révolutionnaires et marxistes léninistes, qui publia à l'indépendance des ouvrages de Mohamed Boudia. Il est l'un des quatre préfaciers de cet ouvrage, les autres étant Djillali Bencheikh, Jean-Marie Boeglin, l'un des fondateurs de la Cinémathèque algérienne, et Rachid Boudia, le fiston. Nils Andersson parle de Mohamed Boudia l'admiration et l'affection encore intactes, en disant «mon ami, mon frère». On note aussi la présence de Djillali Bencheikh qui se voit confier en 1973 la mission de faire parvenir à Beyrouth des passeports à des dirigeants palestiniens. Mais la mission foire. Il raconte avec truculence cet épisode figurant dans son roman Beyrouth canicule. On a pu aussi entendre, lors du débat, notre ami Slim raconter comment, de passage au Festival de cinéma de Cannes, un jeune homme se présentant comme le fils de Mohamed Boudia, lui est tombé en pleurs dans les bras. Il est en réalité le demi-frère de Rachid par sa mère. Il y avait aussi les amis Ahmed Halli, Smaïl Déchir et Farid Mammeri. On pouvait apercevoir la crinière blanche de l'historien de gauche Gilles Manceron. Avec l'évocation de Mohamed Boudia, tout le monde a replongé dans cette époque, aujourd'hui ensevelie, où les révolutionnaires algériens pesaient leur poids de crédibilité internationale, voire de respect. Boudia, plus que les autres, est sorti du réduit national pour démontrer, par les actes, que la lutte pour l'indépendance et la dignité pouvait se mener partout. D'où son engagement pour la cause palestinienne. Boudia était un militant de la Fédération de France du FLN, membre des Groupes de choc, et en tant que tel il a participé à l'attentat contre la raffinerie française de Mourepiane en décembre 1958. A l'indépendance, il rentre en Algérie où il s'investit dans le théâtre et le journalisme. Faisant partie du courant de gauche du FLN, il s'oppose au coup d'Etat de Boumediène en 1965. Il intègre l'ORP (Organisation pour la résistance populaire) puis, condamné à mort par contumace, il quitte l'Algérie et retourne en France où il contribue à former un parti d'opposition, le RUR. (Rassemblement unitaire des révolutionnaires) qui se voulait le vrai dépositaire de la légitimité révolutionnaire du FLN. Petit à petit, le RUR acquiert une dimension internationaliste qui fait impliquer Boudia et ses camarades dans le soutien actif à la lutte du peuple palestinien à travers Septembre noir. Boudia était à la fois un homme d'action et de réflexion puisqu'il a laissé des écrits théoriques mais aussi des productions théâtrales et littéraires rassemblées dans l'ouvrage présenté ce soir-là. Il reste comme une belle figure révolutionnaire qu'il n'est pas mauvais de se rappeler. Dans la lignée des militants pour la Dignité ! A. M.