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Mai 1945 : de la récurrence des massacres coloniaux à la filiation de la rupture de Novembre 1954
Publié dans El Watan le 02 - 05 - 2017

C'est aussi à l'université Ferhat Abbas de Sétif – arrêté lors des événements et suspecté d'en être l'inspirateur – que l'ambassadeur de France en Algérie, Colin de Verdière, esquisse les premiers pas vers la prise en compte de ce qu'il avait qualifié de «tragédie inexcusable» alors que son successeur en déplacement, pour sa part, à Guelma, faisait état «d'épouvantables massacres à Sétif, Guelma et Kherrata» et affirmait ceci : «Aussi durs que soient les faits, la France n'entend pas, n'entend plus les occulter.
Le temps de la dénégation est terminé.» C'est enfin à Sétif que le secrétaire d'Etat français, chargé des Anciens combattants, en compagnie de son homologue algérien, rend hommage à la mémoire des victimes, confirmant la position singulière de la ville et de sa périphérie dans ce qu'il est convenu de désigner comme le contentieux mémoriel algéro-français.
Qualifiées de «petits pas» par ceux qui s'en félicitent, ces démarches françaises – en terre algérienne, faut-il le souligner — ne mettent pas fin, pour autant, au déni français de l'extrême violence de la colonisation de l'Algérie. En quoi les massacres des journées de mai 1945 se distinguent-ils de tous ceux commis par l'entreprise coloniale tant à ses débuts qu'au cours de la guerre d'indépendance ?
Le bilan formellement retenu par le récit institutionnel algérien de 45 000 victimes est contesté particulièrement par des historiens et des publicistes français tentés par le cours révisionniste, qui retiennent une fourchette entre 1500 et 8000 victimes – bien moins que les 15 000 admis par la commission Tubert – et focalisent plus sur les 103 victimes européennes.
Les massacres de mai 1945 avaient eu vertu de rappel des mémoires blessées de la conquête, d'un désir affiché d'extermination des populations autochtones, et plus particulièrement d'un dévoilement de la nature de la colonisation française qui s'affichera encore, à peine dix ans plus tard, dans le Nord constantinois.
Le bilan avancé par le FLN de 12 000 victimes algériennes de la répression qui avait suivi l'offensive du 20 août 1955 dans le Nord constantinois aura soulevé moins de controverses, même si l'accent est volontairement mis par les médias et les publicistes français, sans surprise, sur les 71 victimes civiles et militaires des opérations du FLN-ALN.
La quasi-refondation de la résistance armée et de ses projections politiques consacrées par le Congrès de la Soummam d'août 1956 peut être légitimement considérée comme la réplique décisive à l'offensive stratégique d'août 1955, et notamment à l'ampleur des massacres qui s'en suivirent, tout comme il convient de tenir qu'il y a un avant et un après mai 1945 dans l'histoire politique, la culture et l'imaginaire algériens.
Ces massacres sont entendus comme une démarche politique délibérée de l'Etat colonial au-delà même des controverses ou des lectures contradictoires qu'ils continuent de susciter et appellent encore les éclairages de la recherche historique et anthropologique.
Cette notion de massacres scande, faut-il le souligner, la soumission quotidienne de la société algérienne dans tous ses démembrements aux violences coloniales multiformes, aux discriminations, aux atteintes à l'intégrité des personnes et aux spoliations de tous ordres dont le code de l'indigénat n'est qu'une formulation indicative.
L'ampleur des massacres de mai 1945 doit-elle ainsi être entendue au-delà du seul décompte des victimes et il faudra notamment y intégrer les séances d'allégeance collective ordonnées par les autorités militaires aux populations de la région, les arrestations massives et les procès expéditifs.
Le congrès de Belcourt de février 1947, marqué notamment par la création de l'Organisation spéciale (OS) en charge de la préparation de la lutte armée, paraît ainsi s'inscrire en résonance de mai 1945 et les massacres de ces journées – on peut rappeler la thèse inédite de Jean-Pierre Peyroulou sur les massacres de Guelma et sa région – ont-ils accouché ou relégitimé des nouvelles générations militantes, pour l'essentiel acquises à l'idée de l'indépendance avancée dès 1927 au congrès de Bruxelles par Messali Hadj au nom de l'Etoile Nord-africaine.
La littérature algérienne a peu pris en compte l'événement – on peut citer l'ouvrage précoce de Redouane Aïnat Tabet(1) ou la thèse de Boucif Mekhaled(2) – confortant la liturgie du récit institutionnel et validant une filiation quasi mécanique des acteurs de la rupture de Novembre 1954 qui demande encore examen. Des indications sont disponibles de la volonté des autorités coloniales de décapiter un mouvement dont elles appréhendaient la montée en puissance, qui n'épuisent pas la complexité des processus de cristallisation d'une culture algérienne de contestation de l'ordre colonial, y compris par le recours à la violence.
Trois basculements
Le transfert de l'objectif de l'indépendance du champ politique français à une Algérie encore subjuguée par le centenaire de l'occupation et en quête d'égalité de droits civiques et politiques s'est-il sans doute engagé le 2 août 1936 lors du meeting du stade municipal – «Cette terre n'est pas à vendre, elle a ses héritiers»(3), clamait Messali Hadj – qui allait inscrire un autre destin possible pour l'Algérie, concurrent de ceux portés par les élites acquises au républicanisme français ou par le Parti communiste algérien déjà enraciné au sein de la communauté européenne.
La création du PPA en mars 1937, sa progressive implantation en Algérie, son interdiction en septembre 1939, mettaient en place le premier basculement majeur, celui de l'avènement d'une génération indépendantiste, activant, pour un temps, dans la clandestinité.
Pour cette avant-garde et plus largement pour l'opinion algérienne, la défaite de juin 1940 fait sauter un lourd verrou psychologique dont rendent d'ailleurs compte les rapports des renseignements généraux : la France n'est plus invincible. Ce basculement sourd, mais actif reconfigure la perception que les Algériens pouvaient avoir de la puissance française.
Ce sentiment a pu être renforcé par l'attaque de l'aviation britannique du 3 juillet 1940, contre la base maritime de Mers El Kébir qui visait à mettre hors de portée de l'Allemagne la flotte française. Une France qui a besoin, pour sa guerre, de mobiliser des dizaines de milliers de jeunes Algériens – quelque 134 000 — qui, pour beaucoup d'entre eux, allaient prolonger une acculturation par l'école publique française par celle de l'armée française et de la violence du conflit mondial.
L'importance de l'engagement des Algériens au sein de l'armée française, la part prise au combat – que signalent les chiffres des pertes – informe aussi du basculement né de l'effroi à l'annonce de l'insoutenable répression du lendemain du jour de l'Armistice.
Une partie des fondateurs et dirigeants du FLN – Boudiaf, Krim, Benboulaïd, Bitat, Mechati, Ben bella – avait été enrôlée dans différents corps de l'armée française et y avait été, comme Benboulaïd et Ben Bella, distinguée.
Une accélération de l'histoire
Les Algériens vivaient la guerre alors que leurs enfants y participaient et l'imagerie populaire algérienne en a retenu «l'année des Américains», référée explicitement au débarquement du 8 novembre 1942 des forces alliées britanniques et américaines. «Alors, à travers la campagne, où montait de partout, repris par l'écho, répercuté par l'espace, présent dans l'air et sous terre, le bruit du tonnerre que produisaient les moteurs, un grand cri s'éleva : Les Américains !»(4)
Au-delà de ses objectifs immédiats, le débarquement rompt aussi le face-à-face algéro-français imposé par l'ordre colonial alors que des militants du PPA clandestin organisé dans le cadre clandestin du CARNA (Comité algérien révolutionnaire de l'Afrique du Nord) entreprenaient de leur côté des démarches pour négocier le soutien de l'Allemagne nazie. Cette initiative, désavouée par Messali Hadj, alors en détention, signale en creux la présence et l'influence du régime allemand à Alger rallié à Vichy et à la personne du maréchal Pétain.
Il importe de rappeler l'adhésion de la communauté européenne d'Algérie au maréchalisme et son soutien aux mesures antisémites – avec l'abrogation du décret Crémieux – et à la chasse des communistes.(5) C'est dans ce climat singulier que le PPA clandestin – sous la direction du Dr Lamine Debaghine – travaille à s'enraciner à travers le pays et il est notable que la clandestinité ait été le premier cadre de socialisation politique des nouvelles générations du nationalisme indépendantiste algérien.
On dispose, à ce sujet, des remarquables recherches du Pr Omar Carlier qui éclairent autant la distribution géographique que les origines sociales du militantisme indépendantiste qui allait être appelé à porter le puissant mouvement des «Amis du Manifeste des libertés» (AML).(6) L'année 1943 constitue un tournant significatif dans l'accélération de l'histoire du mouvement national algérien avec la publication en février du Manifeste du peuple algérien, initié par les élus indigènes et formalisé par Ferhat Abbas qui, inflexion décisive, porte la revendication d'une citoyenneté algérienne.
Remis aux autorités de Vichy et aux alliés – en particulier à Robert Murphy, ambassadeur américain – le Manifeste, adoubé par le PPA clandestin qui y adjoint un codicille, fournira la base politique inédite du premier grand rassemblement politique algérien acté en mars 1944, «Les amis du Manifeste et des libertés».
La rencontre d'Anfa, à Casablanca, entre le président américain Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill de juin 1943 — à laquelle furent associés le sultan Sidi Mohamed Benyoussef, les généraux Giraud et de Gaulle —, ses recommandations sur les peuples colonisés, avaient notamment encouragé l'évolution des dirigeants algériens les plus modérés à une plus claire prise en compte d'un destin national algérien.
Cette clarification est au principe de la création, en mars 1944, de l'association des «Amis du Manifeste et des libertés» dont le congrès d'avril 1945 consacre publiquement l'hégémonie du PPA et de ses militants au sein de l'organisation. Le fait doit être fortement souligné qui informe sur la profondeur et la dimension nationales de l'enracinement du PPA et tout semble s'être passé comme si, en dépit ou en raison des contraintes de la clandestinité, la revendication de l'indépendance rencontrait, confortait les attentes de la société. Le congrès des AML d'avril 1945 peut ainsi apparaître comme celui d'une reconfiguration décisive des rapports de force entre acteurs du mouvement national au bénéfice du PPA et au détriment de l'alliance élus indigènes-Oulémas.
On peut dater du congrès des AML d'avril 1945 le premier tournant historique du processus devant conduire à la rupture de Novembre 1954 et il est établi que l'hypothèse du recours à la lutte armée était prégnante dans la culture politique des clandestins du PPA comme le signalera, en mai, l'épisode de l'appel, par la suite annulé, à l'insurrection. L'appel des AML à la manifestation pacifique pour marquer l'Armistice avait vocation à rendre manifeste la montée en puissance de la revendication indépendantiste et sa légitimation massive par les Algériens.
La déflagration des symboles
Les autorités coloniales d'Alger comme les dirigeants du gouvernement provisoire français pouvaient-ils ignorer ou sous-estimer cette évolution ? Au regard des informations disponibles, l'option d'une stratégie répressive était formellement retenue – dont la marche du 1er mai à Alger offre une première illustration – qui devait viser à casser la montée en puissance du nationalisme algérien. Cette répression multiforme, inscrite dans la durée, sera rapportée et commentée par les journaux européens d'Algérie et plus particulièrement par ceux du département de Constantine.
La controverse sur le nombre des victimes algériennes a pu masquer l'importance des arrestations et des comparutions devant les tribunaux, au premier chef celui de Constantine, tout comme la récurrence des séances collectives d'humiliation et de demande de l'aman – le pardon – aux autorités françaises. Cette répression, les massacres qui en furent le principe premier, a forte charge symbolique de rappel de l'attitude criminelle des armées françaises lors de la conquête.
Mai 1945 allait rajouter, à l'inégalité des statuts et des droits qui fondent l'ordre colonial en Algérie, l'insoutenable inégalité devant la mort. Le 10 mai 1945, le gouverneur général d'Algérie Chataigneau et le préfet de Constantine Lestrade-Carbonnel rendaient hommage aux victimes européennes qui avaient eu droit aux obsèques rituelles, aux notices nécrologiques des journaux, qui humanisaient leur disparition et appelaient la compassion.
On ne peut, aujourd'hui encore, qu'y opposer le sourd anonymat des morts algériennes. Sur les terres maréchalistes d'Algérie, c'est la CGT qui participe aux milices civiles de Guelma responsables des massacres sous la houlette du sous-préfet et résistant André Achiary alors qu'Alger républicain, relayant les positions du PCA, stigmatisait les «Hitléro-fascistes du PPA» en leur faisant endosser la responsabilité des événements.
La violence des massacres des journées de mai 1945 en Algérie ne s'épuise pas dans la seule charge des chiffres des victimes, elle rend compte des fondements racistes de l'ordre colonial et de la négation des droits à la dignité humaine des colonisés. En portant sur les fonts baptismaux l'organisation spéciale au congrès de Belcourt de février 1947, Hocine Asselah et Mohamed Belouizdad posent un jalon décisif dans le processus de la résistance algérienne au nom des générations militantes issues du choc de mai 1945.


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