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Mme Cherifa Bouatta. Vice-présidente de la société algérienne de recherche en psychologie (SARP) : « Elles étaient l'objet de la honte, elles ont été déportées »
Lorsqu'elles ont été retrouvées, quel était l'état psychologique des femmes violées par les terroristes ? Quel accueil ont-elles reçu ? Dans la plupart des cas que nous avons eu à traiter, et dont nous avons entendu parler, beaucoup d'entre elles étaient complètement désorganisées, déstructurées, dans un état des plus graves. Elles nécessitaient toutes d'être prises en charge en psychiatrie. Cependant, seules quelques-unes en ont profité. Car, finalement, la seule aide dont elles ont bénéficié venait d'individualités et d'associations, qui ont tenté de leur venir en aide sur un plan matériel, juridique, administratif et psychologique. Ces collectifs ont souvent été en butte au rejet de ces femmes. Elles n'aspiraient qu'à une seule chose : disparaître. Car la société est très dure, impitoyable, qui ne pardonne pas à une femme en général « de bafouer l'honneur », et ce, même lorsqu'elle a été violée. Même si ce n'est pas de leur faute, même si ce sont elles les victimes. Elles n'ont pas été disculpées de ce péché. En Bosnie par exemple, qui est une société musulmane, il y a eu des milliers de femmes violées. Les religieux, les imams, ont promulgué des fetwas pour dire que ce sont des victimes, des martyres. La société a, de ce fait, été très tolérante envers elles, la famille très juste. Et ce, contrairement à ce qui a eu lieu en Algérie, où aucun effort officiel n'a été consenti, et où la famille et la société n'ont éprouvé aucune compassion à l'égard de ces filles. Car, en général, les familles n'ont pas porté leurs filles victimes. Elles étaient absentes, et très mal au point face au viol et à l'enlèvement des femmes. La famille a tout fait pour rejeter ces filles, pour les déplacer, les envoyer à l'autre bout du pays, dans un centre, un foyer ou chez de la famille. Cela pour ne pas avoir sous les yeux « l'objet de la honte ». D'ailleurs, les victimes de viols étaient vraiment dans la culpabilité et la honte. Une victime pensait que c'était à cause d'elle parce que c'est une fille, que c'est elle qui a sali l'honneur de la famille. Elles pensaient que leur famille était en droit de leur en vouloir pour l'opprobre jeté sur la famille. L'on comprend dès lors que ces filles aient voulu se faire le plus discrètes possible, quitte à accepter d'étouffer ce qui les ronge. D'ailleurs, les rares qui ont bien été entourées et bien prises en charge affectivement sont celles qui ont pu émerger. Celles qui devaient, coûte que coûte et pour se sauver, extérioriser leurs expériences. On a réussi à les voir, elles ont pu parler et partager leurs douleurs avec les autres. Certaines femmes ont refait leur vie, d'autres n'ont pas pu se remettre de ce qu'elles ont vécu. Comment analysez-vous le destin des rares filles dont on a des nouvelles ? Certaines femmes ont complètement disparu sans laisser de traces, elles sont parties à l'autre bout du pays, pour se faire oublier. Il y a eu une volonté de la famille de les faire disparaître, de tout faire pour qu'elles ne reviennent pas dans leur village, dans leur ville. Elles ont toutes, ou du moins pour la plupart, été « déportées », parce qu'il ne fallait plus qu'elles restent là, où tout le monde connaissait leur histoire. On a aussi vu quelques filles devenir des prostituées. Mais dans ce cas, c'est comme si leur corps ne leur appartenait plus. Qu'il était tellement mauvais, tellement sale, que l'on peut le donner, que l'on peut offrir, on peut en faire ce qu'on veut, ce que les autres hommes veulent. C'est comme si elles se punissaient, et qu'elles punissaient ce corps par la faute duquel elles ont vécu l'enfer. Certaines avaient même une prédilection pour les hommes qui portaient l'uniforme. Parce que c'est une protection, ou bien essayent-elles aussi de retrouver des combattants, des guerriers, avec toute la force et la brutalité qu'elles ont rencontrées et qu'elles rechercheraient, pour se punir toujours, à travers ces hommes. Plus réjouissant, mais, plus rare, certaines ont pu se marier, fonder une famille. Cependant, il a été constaté une tendance à épouser des hommes plus âgés qu'elles. Plusieurs explications peuvent être avancées, sociales ou psychologiques. D'une part, par le fait d'avoir été violées, d'avoir été souillées, elles n'ont plus rien. Plus rien à offrir, et ne peuvent plus rien espérer de la vie, si ce n'est un vieillard, qui pourrait accepter d'épouser une fille qui n'est plus vierge, dont le corps a été sali et qui n'a plus d'honneur. Donc c'est tout ce qu'elles peuvent mériter, un vieillard, quelqu'un de « disqualifié » socialement, parce qu'elle ne vaut plus rien, elle n'a plus de valeur. Et cela est dramatique. D'autre part, aussi, et peut-être, parce qu'elle recherche une protection, la figure paternelle qui n'a pas su, ou pu, les protéger lors de ces exactions. De même, un vieux ne représente pas une menace, sexuellement parlant. Il est censé être dénué de toutes pulsions, d'instincts ou de désir. Il est de ce fait perçu comme quelqu'un d'inoffensif. Contrairement à un jeune homme, qui personnalise cette sexualité, la blessure donc qu'elles ont vécu. Cependant, la question qui se pose est : avaient-elles le choix, et comment se représentaient-elles leur propre personne, leur propre valeur ? Peut-on vraiment oublier et construire une vie un tant soit peu « normale » après cette épreuve ? Non, je ne pense pas que l'on puisse oublier. Le viol ne s'oublie pas, d'autant plus lorsqu'il est accompagné de cette violence extrême. Cela reste une cicatrice, une blessure très importante, qui marque au sens presque physique une femme. Pour les femmes qui ont réussi à se reconstruire, il y a ce que l'on appelle la résilience. C'est lorsque des personnes disposent, ou mobilisent les ressources nécessaires pour surmonter cette épreuve. De même, la résilience peut venir de l'entourage, qui peut porter la victime et la soutenir. Cela peut être une sœur qui vous prend en charge, une tante qui vous accueille, qui vous écoute et qui essaye de réparer ce qui est cassé. Elle vous regarde avec empathie, en tant que personne ayant des capacités, ayant de l'espoir, ayant une vie à faire. Ces personnes peuvent aider une femme violée à entrevoir une vie possible, et qui vaut la peine d'être vécue. Car la question qui se pose est la suivante : y a-t-il une vie après le viol ? Et se réapproprier son identité, sa vie de femme est très difficile, et cela exige un très gros travail sur soi, soit avec un tiers, un psy, ou avec un entourage bienveillant. C'est possible, mais toujours délicat. Mais en tout cas, surtout pas sans que cette infraction, cette incursion dans leur vie soit complètement gommée.