Dix ans après le drame qu'elles ont vécu dans leur chair, elles souffrent encore. On leur refuse le statut de victime à part entière, elles se réfugient dans leur douleur. “Il faut distinguer deux phases durant la période du terrorisme pour comprendre le sort des femmes violées : la période d'avant 1996 et la période d'après 1996”, expliquera Ali Merabet, le président de Somoud, l'association des familles enlevées par les groupes terroristes. “Durant la période antérieure à 1996, les femmes étaient soit violées chez elles ou alors étaient victimes d'un mariage forcé avec les terroristes en présence de leur famille”, révélera Merabet notant que cette tendance chez les terroristes était liée à leur liberté de mouvements. “Ils étaient partout à l'époque et les services de sécurité n'étaient pas à même de les identifier facilement”, dira-t-il. Les femmes victimes de ce type de viol étaient le plus souvent “celles non voilées, adoptant un style moderne”. “Les femmes travailleuses dans les administrations, les femmes policières et les infirmières” représentent le profil professionnel ciblé par le viol terroriste durant cette période. Les enlèvements des femmes sont apparus en 1996. “Les terroristes étaient acculés dans les maquis par l'offensive militaire et ne pouvaient plus circuler librement dans les douars et violer les filles”, note le président de Somoud. Les enlèvements des filles intervenaient à chaque attaque des groupes armés “où les terroristes prenaient tout ce qu'ils trouvaient pour vivre, et les filles faisaient partie de leur butin”, précise Merabet. Les filles enlevées durant cette période étaient désignées sous l'appellation de “sabaya”, indiquera-t-il, tout en expliquant qu'il s'agit “des filles les plus jeunes et les plus belles”. Et ce n'est pas n'importe quel terroriste “qui peut violer ces filles”, dira Merabet. “Elles sont destinées aux émirs”. “Mais dès qu'il y a de nouvelles filles enlevées, celles précédemment violées par les émirs sont offertes à son entourage proche et les nouvelles venues sont considérées comme revenant de droit aux émirs.” Quel est le sort de ces filles ? “Le plus souvent, les terroristes les tuent, que ce soit lorsqu'elles tombent enceintes ou lorsqu'elles deviennent nombreuses et constituent des témoins gênants”, dira le président de Somoud ; en ce sens qu'elles peuvent les dénoncer. “C'est pour cela que très peu de femmes enlevées reviennent vivantes lors des assauts de l'armée ou lorsqu'elles parviennent à s'évader”, notera Merabet en estimant leur taux à “seulement 2%”. Ce taux insignifiant est défini par rapport au nombre total des femmes enlevées et violées par les terroristes. Chérifa Kheddar, la présidente de Djazaïrouna, l'association des familles de victimes de Blida, estime le taux des femmes violées dans la seule région de la Mitidja à un millier. C'est le même chiffre avancé par Merabet. Cependant, “il n'existe aucune statistique officielle”, selon un responsable au ministère de l'Intérieur, précisant que “c'est vraiment mentir que de prétendre détenir le nombre des femmes violées par les terroristes”. TRAGIQUES SORTS Dix ans après leur drame que sont devenues les femmes violées revenues vivantes ? “De la dizaine de filles violées par les terroristes que nous avons reçues chez nous, nous n'avons gardé la trace d'aucune d'elles. C'est comme si elles se sont évaporées”, relèvera Chérifa Bouata, psychologue à la Société algérienne de recherche en psychologie (Sarp). “Nous avons essayé de recontacter plusieurs d'entre elles car elles se trouvaient très mal, mais nous n'avons pas réussi à le faire”, explique-t-elle encore. Une exception, cependant. Celle d'une femme violée par les terroristes et décédée. “Nous avons appris qu'elle était morte”, affirmera Mme Bouata, expliquant qu'il s'agit “d'une femme qui vivait très très mal dans sa peau, qui a fait plusieurs tentatives de suicide et qui avait été même hospitalisée en psychiatrie”. La tendance de ces femmes à la discrétion s'explique par l'intensité de la violence qu'elles ont subie, indique Chérifa Bouata : “Ces femmes étaient envahies, écrasées par la honte, la douleur et la culpabilité. Le viol, c'est quelque chose qui les a détruites, elles ne pouvaient plus relever la tête”, dit-elle non sans noter que “c'est pour cela qu'elles n'ont pas demandé de l'aide”. “Elles ont voulu garder le viol secret”, affirme-t-elle. “Et celles qu'on a reçues chez nous, elles sont venues par l'intermédiaire d'autres personnes”, indique-t-elle encore tout en précisant qu'”une fois examinées et identifiées comme étant des femmes violées, elles ne reviennent plus”. C'est le même cas de figure qui s'est posé à Chérifa Khedar, la présidente de Djazaïrouna. Sous le poids de la honte, les femmes violées de Blida n'ont pu demander, durant les premières années de la décennie rouge, de l'aide directement en s'adressant à cette association : “C'était le père, le frère ou parfois l'oncle qui venait pour voir de quelle manière pouvions-nous aider ces femmes violées par les terroristes”. Estimant à une vingtaine le nombre de victimes prises en charge par son association, Chérifa n'a de nouvelles que de sept d'entre elles. “Des sept femmes restantes, trois sœurs qui ont été violées par les terroristes ont déménagé avec leur mère vers la région de l'Est. Deux d'entre elles se sont mariées.” Une autre fille violée chez elle, s'est mariée avec un vieil homme tandis que deux autres femmes enlevées et violées ont connu deux sorts totalement opposés : “Celle qui était célibataire avant son enlèvement s'est par la suite mariée, et celle qui était mariée avant son viol a divorcé”, précise notre interlocutrice. Mais le cas le plus dramatique a été celui d'une “mère violée devant ses enfants”, note Chérifa Kheddar non sans amertume. “Cette femme après avoir été libérée du maquis, a été reprise par ses parents pour l'aider à se reconstituer psychologiquement. Quelque temps après, elle a été récupérée par son mari”. Mériam Belala, la présidente de SOS femmes en détresse détient également très peu d'informations pour sa part sur ce qui est advenu de la dizaine de femmes violées qu'a accueillies son association. “Je sais qu'une d'elles s'est débrouillée un logement et vit toujours avec son mari, et une autre est retournée dans sa famille après son accouchement et l'abandon del'enfant”. La famille de cette dernière n'a pas su le viol. “C'est grâce à la complicité de sa sœur qui s'est occupée d'elle jusqu'à son accouchement que sa famille n'a rien su du tout”, explique-t-elle précisant qu' “elles ont tout fait dans la discrétion et n'ont pas déposé plainte”. N. M.