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Admirer l'abîme sur le pont Sidi Rached
Publié dans El Watan le 07 - 08 - 2017

Une réputation méritée que la ville continue de vivre depuis des siècles. La vérité historique, ignorée par des générations de Constantinois, révèle que l'antique Cirta est aussi l'une des plus anciennes villes habitées, vivantes et animées en permanence dans l'histoire, soit durant plus de 2300 ans. Perchée sur un énorme rocher comme un nid d'aigle, elle a été de tout temps «gâtée» par la nature. Cette nature, encore généreuse, lui offrira une merveille appelée le Rhumel, qui a creusé, depuis des milliers d'années, de splendides gorges.
Connu sous le nom d'Ampsaga chez les Romains, qui veut dire «la grande rivière», le Rhumel tire son origine du mot berbère Souf Djimar, Sufegmare ou Assifugmar, qui veut dire «la rivière des défilés obscurs», selon certaines sources, ou pour d'autres, «rivière de sable», ou qui «charrie les alluvions». Les Arabes l'ont traduit par «oued Errimel». L'homme viendra, plusieurs siècles plus tard, réaliser d'autres merveilles pour admirer ce site unique au monde. Un site que les Constantinois devront faire visiter avec fierté aux touristes étrangers.
Nous entamons notre balade sur le pont Sidi Rached, l'une des icônes de la ville. L'ouvrage, entamé en 1907 et inauguré le 19 avril 1912, est classé parmi les plus grands et les plus remarquables ponts de pierre au monde. Il a même un «frère jumeau», pierre par pierre et arc par arc, qui n'est autre que le pont Adolphe, au Luxembourg, élevé sur la vallée verdoyante de la Pétrusse, inauguré le 24 juillet 1903.
Sauf que ce dernier, bien aménagé, beaucoup mieux entretenu, et surtout plus robuste, est traversé par le tramway. Celui de Constantine, plus fragile, en raison du problème des glissements, a été interdit depuis des années aux bus. Au milieu du pont Sidi Rached, à 105 m du ravin, on peut voir du côté sud le dernier-né des ouvrages d'art à Constantine, le pont à haubans baptisé Salah Bey, ouvert en 2014.
Une œuvre des Brésiliens d'Andrade Gutierrez. Sous le grand arc du pont Sidi Rached, accessible par des escaliers métalliques qui grincent à chaque pas, le marché aux puces du site du Remblai s'est déplacé ici avec ses vendeurs, pour ne pas disparaître à jamais. Un peu plus bas, le mausolée de Sidi Rached, saint-patron de la ville, avec son minaret de forme carrée surmonté d'un dôme, paraît comme un vestige triste. On y voit la cour carrée, avec son bassin au centre et ses deux palmiers.
Une seconde cour au carrelage rouge de l'époque coloniale, entourée de petites maisons aux tuiles creuses, mène vers une pièce carrée, qui donne accès à droite à la zaouïa. Une salle de prière aux murs peints en vert s'ouvre au visiteur, avec un mihrab à gauche et deux niches dans le mur sur les côtés. En face de la porte, deux petites fenêtres, au dessous desquelles fut installé un banc, donnent sur le quartier du Bardo.
A droite, c'est le tombeau de Sidi Rached incrusté dans le mur. Le Rhumel apparaît au loin comme une rivière apprivoisée. Le projet de calibrage lui a donné un nouveau visage. La rivière, qui faisait fureur avec ses crues, emportant tout sur leur chemin, ne fait plus peur. Sur les rives ont poussé des espaces de verdure, des escaliers et des aires de détente.
Ce qui devait être le parc citadin du Bardo. Un chantier qui a bouffé des sommes énormes. Tout en contrebas de la zaouïa de Sidi Rached, à l'entrée des gorges, on peut voir le pont du Diable. Une vieille passerelle construite par les Français en 1850 et qui a subi la furie des eaux à plusieurs reprises. C'est d'ailleurs le bruit «effrayant» de la rivière, lorsqu'elle pénètre dans les gorges par ce lieu étroit, qui a été à l'origine de son appellation.
Un chemin creusé dans la roche
Sur l'autre rive, c'est le fameux quartier de Djenene Tchina, (le jardin des orangers). Des arbres qui ornaient jadis toute cette rive du Rhumel. Les orangers ont cédé leur place à des maisonnettes et des constructions anarchiques. Des souvenirs qui font partie de l'histoire. Les jardins ont disparu. Des lieux, il ne reste que le nom.
Des escaliers en ruine descendent vers l'entrée du célèbre chemin des Touristes. L'oued fait son «irruption» dans les gorges par une sorte d'isthme. Inauguré en 1895, selon des sources historiques, le célèbre chemin, creusé dans la roche, était l'une des merveilles touristiques de la ville. Il est l'œuvre de l'ingénieur constructeur français Frédéric Remes.
C'est pour cela que les Constantinois parlent toujours de «Rimisse» pour désigner les lieux. Le chemin permet une magnifique balade sur le flanc du rocher, puis à travers deux passerelles sur un parcours de plus de 2 km. L'ouvrage unique avait connu une première réhabilitation en 1907, puis une seconde en 1954, avant d'être fermé après le déclenchement de la Révolution. Il subira de sérieux dégâts lors des crues de novembre 1957.
Depuis, il attend toujours une réhabilitation qui tarde à venir. C'est le long de ce chemin qu'on pouvait découvrir des lieux qui demeurent encore inconnus chez la majorité des Constantinois. Juste à l'entrée, à une centaine de mètres du pont du Diable, se trouve un rocher d'une grande symbolique pour les chrétiens. Le rocher des Martyrs, classé monument historique durant l'époque coloniale, porte les inscriptions latines du IVe au Ve siècle du martyre de 11 chrétiens de la communauté d'Hortensia de Bône (Annaba), tués par les Romains, dont Saint Jacques et Saint Marien.
Depuis l'effondrement du chemin des Touristes, le lieu est tombé dans l'oubli. Il serait même vandalisé, selon les témoignages d'anciens habitants du quartier de Djenane Tchina. Sur le côté nord du pont Sidi Rached, le rocher est majestueux. Les gorges commencent à devenir plus imposantes. A droite, l'avenue de Roumanie descend jusqu'au lieu de rencontre entre le Boumerzoug et le Rhumel. A gauche, surgissent les ruines de la partie basse de Souika, un quartier de la vieille ville.
Des restes de la muraille de la ville témoignent encore de la présence de fortifications au-dessus du ravin. Quelques maisons sont encore habitées. Les antennes paraboliques sur les toits semblent bronzer au soleil, tout en narguant le ravin. Des ruelles tortueuses envahies par les mauvaises herbes descendent vers des décharges au bord de l'abîme.
Des ruines faisant croire aux images d'une cité bombardée. Malgré tout ce décor, les gorges du Rhumel gardent toujours leur attrait. Un étrange secret d'une beauté terrible, redoutable et cruelle. «A l'époque moderne, la sauvage et grandiose beauté du décor est devenue une attraction touristique de réputation mondiale», note Alphonse Marion dans son ouvrage L'épopée des gorges du Rhumel constantinoises, recueil d'articles parus dans un ouvrage édité par La Dépêche de Constantine en 1957.
Le triomphe de l'eau sur la pierre
Une question se pose : «En fait, combien la nature a-t-elle pu mettre de millénaires pour façonner ce chef-d'œuvre ?» Le phénomène a alimenté un long débat entre les scientifiques sur les origines de la formation des gorges du Rhumel. Sans trop s'attarder sur des explications qui risqueront d'ennuyer les lecteurs, on citera parmi les principales hypothèses la théorie de Léonce Joleaud, paléontologue et ancien élève de l'ex-lycée d'Aumale (actuel lycée Redha Houhou), publiée dans l'annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie de Constantine en 1937, et l'étude de Mittard, publiée dans La Dépêche de Constantine du 18 juillet 1937.
Citées dans l'ouvrage de Marion, qui demeure la principale source pour ceux qui désirent s'imprégner de l'histoire de cette merveille de la nature, on notera en premier l'hypothèse dite de la «surimposition», selon laquelle le Rhumel aurait creusé son lit dans une couche de sédiments puis dans la roche vive.
Une théorie qui n'explique pas la formation des voûtes naturelles, et pourquoi ces dernières ne se sont-elles pas écroulées comme ce fut le cas pour les autres parties des gorges. D'où l'apparition d'une seconde version dite l' «hypothèse des captures», avancée par Joleaud, qui explique ce phénomène par l'intervention de facteurs multiples et complexes dus à l'érosion et l'effet des sources d'eaux chaudes qui faisaient la particularité du rocher.
Une action qui s'est déroulée durant une centaine de millénaires. D'autres recherches ont prouvé que l'homme avait habité la région depuis l'âge préhistorique. Se basant sur les découvertes en 1945 de sphéroïdes à facettes sur le plateau du Mansourah, les scientifiques ont estimé la présence des humains sur le site du Rocher à un million d'années, c'est-à-dire durant la dernière phase de la formation des gorges. Mais ce n'est qu'au paléolithique, soit vers 45 000 ans avant Jésus-Christ que des habitations permanentes furent aménagées dans la grotte du Mouflon et celle de l'Ours, situées sur le versant nord du rocher de Sidi M'cid, dans l'actuel site de Fedj Errih.
Les objets découverts dans ces deux lieux, lors des fouilles menées en 1908 par Arthur Debruge, un commis des Postes, grand passionné des explorations des grottes dans plusieurs régions de l'Algérie et membre de la société archéologique de Constantine, sont toujours conservés au Musée national Cirta du quartier du Coudiat.
D'autres traces de l'homme de l'époque capsienne (14 000 – 9 000 av. J.-C.) ont été découvertes lors des fouilles de 1916 effectuées par Arthur Debruge dans la grotte des Pigeons, sur le boulevard de l'Abîme (actuel boulevard de la Yougoslavie). Jusque-là, et malgré toutes les découvertes réalisées à ce jour, l'histoire des gorges du Rhumel n'a pas encore livré tous ses mystères.


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