Il y a des vies qui ne paient pas de mine, tellement elles semblent simples et effacées, surtout quand elles sont habitées par une humilité atavique. Sans faire de la psychologie de bas étage, vivre en dehors des feux de la rampe vient aussi de l'appartenance à un milieu modeste, surtout dans une société qui affectionne l'austérité. Tous ces éléments, on peut les retrouver dans le livre que consacre le Dr Saïd Sadi au grand chanteur et musicien Cherif Kheddam et intitulé, Abrid iggounin ou Le chemin du devoir. Cette biographie est assez volumineuse (455 pages, quinze chapitres et des annexes) et dénote combien ce musicien, qui a bercé des générations entières par ses mélodies et sa poésie, mérite un tel hommage et beaucoup de reconnaissance. Saïd Sadi ne sombre à aucun moment dans la contemplation de son idole. La biographie est aussi une histoire culturelle, sociale et politique qui reprend en filigrane le combat de toute une génération de lettrés pour les libertés démocratiques. Ce travail, qui peut s'inscrire dans la lignée de l'école des Annales, laquelle fondée vers la fin des années vingt en France par Marc Bloch et Lucien Febvre, privilégie «une histoire globale et une transdisciplinarité dans les sciences sociales». De ce point de vue, le lecteur est bien servi tout au long de cette passionnante vie du défunt Cherif Kheddam. Une remarque qui semble importante est de constater combien un musicien de la trempe de Cherif Kheddam n'a pas donné lieu à une curiosité particulière de la part des médias et de l'univers intellectuel algérien. Dans la bibliographie de l'auteur, on ne note qu'une interview donnée à la revue Tassili (ndlr : ancienne revue de bord d'Air Algérie) et un article très intéressant de Tahar Djaout. Mais l'auteur appuie surtout ses recherches sur le compagnonnage avec le musicien qui a duré plus de trente ans et les témoignages de l'entourage de cette figure emblématique de la musique algérienne. Dans le chapitre intitulé «L'enfance», on apprend que Cherif Kheddam est né en 1927 dans le village de Boumessaoud, en Kabylie. Il était issu d'une famille très modeste, l'auteur ajoutant : «Qui plus est maraboutique, groupe social kabyle dont le conservatisme tenait les siens dans un rigorisme que peu de personnes osent outrepasser.» Cette origine sociale va le mener à intégrer la confrérie religieuse de Boudjellil. Il y restera quelques années avant que la zaouia ne ferme définitivement ses portes en 1943. Il faut rappeler qu'à l'époque, les confréries religieuses vivaient des dons des particuliers et la misère générée par la Seconde guerre mondiale leur fut fatale. Cherif Kheddam retrouve la précarité de son village et décide, comme presque tous les jeunes de son âge, de tenter l'aventure de l'émigration. Il ne faisait que suivre un chemin tracé par des aînés qui n'avaient trouvé que cette voie face à l'austérité de la région et l'aridité de sa montagne. Il arrive à Paris en 1947, soit pour ses vingt ans. Rapidement, il est embauché dans une fonderie où il découvre des conditions de travail inhumaines qui lui coûteront l'ablation d'un rein. Le livre restitue de façon très précise le quotidien de nos émigrés et leur propension à se sacrifier pour que la famille restée au pays dispose du minimum vital. Cherif Kheddam, en fin observateur, agit comme le digne héritier du «sage grec de l'antiquité» tel que décrit par le philosophe Michel Foucault dans sa conférence intitulée, La culture de soi. A savoir, cette capacité d'être maître de soi-même, complètement indépendant et pouvoir avoir assez de recul pour s'autocritiquer et tendre vers le meilleur par l'acquisition d'un savoir. C'est ainsi que Cherif Kheddam prendra des cours du soir pour améliorer son niveau d'instruction et suivra par ailleurs des cours de musique pour apprendre le solfège, tout cela à ses propres frais. Cette soif d'apprendre lui permet en 1955 d'enregistrer à compte d'auteur son premier disque avec la chanson A yellis ntmurthiw (Oh, fille de mon pays). Son travail ne passa pas inaperçu, car il fut remarqué par la maison de disque Pathé-Marconi qui lui fera signer son premier contrat en 1956. Ses chansons opéreront une véritable rupture avec ce qui se faisait à son époque. Ainsi, à côté du renouvellement musical par l'introduction de nouveaux instruments et par de nouvelles compositions, les thématiques subiront un véritable lifting sous sa plume. Il écrira surtout des chansons patriotiques, conjoncture historique oblige, mais militera aussi pour l'émancipation de la femme comme à travers la chanson Lehjab n thurrit (La pudeur de la femme libre) en 1961. L'indépendance retrouvée en 1962 amène Cherif Kheddam à revenir en Algérie. Son apport, notamment par son implication à la Radio nationale est monumental. Il formera des générations de musiciens en transmettant son savoir. Il découvrira des talents et sera aussi de toutes les luttes pour la liberté d'opinion et des droits culturels, notamment la reconnaissance de tamazight comme langue nationale. Cette biographie consacrée au défunt Cherif Kheddam est d'une grande richesse mais aussi salvatrice, car elle réconcilie un artiste majeur avec son pays.