François Mauriac (1885-1970) était un visionnaire. Elu à l'Académie française en 1933, prix Nobel de littérature en 1952, cet écrivain aura incarné une idée de l'engagement politique. Le 2 novembre 1954, c'est-à-dire le lendemain même du déclenchement de l'insurrection armée des Algériens, François Mauriac est le premier grand intellectuel français à mettre en garde contre le recours à la torture pour étouffer une aspiration légitime à l'indépendance. Un documentaire consacré à la vie de François Mauriac, diffusé sur France 3, cite cette chronique prémonitoire de l'écrivain parue dans Le Figaro. Les appréhensions de François Mauriac étaient fondées, car la IVe République usera de la torture en Algérie. François Mauriac restera attentif aux péripéties de ce qu'il considérait comme une guerre de décolonisation. Sa conviction allait totalement à l'encontre de l'effort militaire et politique du pouvoir français qui considérait que l'Algérie était un département (français) comme les autres. François Mauriac, lui, n'y croyait pas et les témoignages qu'il recevait sur les exactions commises en Algérie ne cessaient de le mortifier. Et à mesure qu'il les entendait, il se sentait “comme un criminel qui n'ose pas se livrer”. La posture hautement morale de François Mauriac s'explique par sa foi chrétienne. Homme de droite, François Mauriac avait été révulsé par le traitement que les fascistes italiens avaient imposé au Négus Hailé Sélassié lors de la campagne d'Abyssinie. Un caricaturiste français, Senep, avait représenté l'empereur éthiopien dans une case en compagnie de singes. Cette vision avait choqué François Mauriac qui ne pouvait pas accepter que le Négus, un chrétien comme lui, soit ainsi assimilé par le non-dit sournois de la caricature à un singe. C'est de cet incident que date sa distance avec sa famille de pensée. François Mauriac soutenait dès lors que l'idéologie on n'y croit pas, on s'en sert. Fort de ce postulat, il sera un critique vigilant des bouleversements engendrés par la guerre d'Espagne, puis par la Seconde Guerre mondiale. Il affichera la certitude que Franco, avec la bénédiction de l'Eglise espagnole, préparait le terrain à l'offensive de celui qu'il appelait l'homme à la gabardine, Hitler. Guernica sonnera pour lui le glas d'une civilisation devenue infréquentable avec des personnages aussi suspects à ses yeux que Mussolini, Hitler et Franco. François Mauriac pouvait alors écrire que son pays, la France, n'était pas à l'abri de basculements surgis chez ses voisins et qu'à son tour elle sombrerait dans la tourmente. L'histoire lui donnera raison le jour où en effet les divisions allemandes vinrent occuper le sol français. François Mauriac, au moment des faits, était l'une des grandes figures intellectuelles françaises. Son immense œuvre littéraire attestait déjà de la place éminente qui est la sienne. Il est l'auteur de chefs-d'œuvre comme Le baiser aux lépreux, Généitrix ou l'impérissable Thérèse Desqueyroux, ce grand roman qu'il avait écrit en 1927. Il en vint à considérer que cette œuvre, les honneurs qu'elle lui valait ne se suffisaient pas à elle-même sans le secours d'une implication directe dans les enjeux politiques de son époque. Le journalisme continuera chez lui ce que l'entreprise littéraire ne pouvait pas conduire à bout. Presque par anticipation de l'évolution des choses, François Mauriac rejoint l'hebdomadaire L'Express, créé en 1953, et c'est dans ce périodique engagé qu'il donnera le meilleur de lui-même dans ses légendaires blocs-notes. Sans doute faut-il évoquer, aujourd'hui, François Mauriac comme un humaniste qui eut en horreur tous les dénis. Il convient de mesurer le courage qu'il montra à prendre le contre-pied du discours officiel lorsque, à la surprise de sa famille politique, il radicalisa sa dénonciation de la guerre menée par la France en Algérie. Un tel homme échappe de ce fait aux classifications réductrices qui, entre droite et gauche, sont inaptes à restituer ce qui était un grand esprit affranchi des tentations de la haine et des différenciations. Cet esprit aura marqué la littérature et le journalisme pour lesquels il constitue une incontournable référence. Il est de ceux dont les nouvelles générations ne peuvent pas oublier la formidable lucidité.