Le Liban se rappelle à la mémoire universelle, après une longue période de convalescence qui, elle-même, faisait suite à une guerre civile aussi dévastatrice que prolongée. Au moment où l'Algérie entrait dans un conflit monoconfessionnel, les factions religieuses signaient en octobre 1989 à Ta'ef un accord intitulé « Document d'entente nationale », destiné à mettre fin à la guerre. Le président libanais de l'époque a fait appel aux troupes syriennes pour assurer l'ordre et pour empêcher les factions de rallumer la flamme de la discorde. Dans le document signé à Ta'ef, un passage concerne le rôle de l'éducation nationale. Ce chapitre recommandait de changer les programmes scolaires et de réaliser un équilibre entre l'enseignement privé et public. Mais surtout, les signataires de l'accord recommandaient que les livres d'histoire et de géographie soient homogénéisés afin de « renforcer la cohésion nationale et l'intégration », dans le but suprême de créer une génération de Libanais partageant les mêmes objectifs et les mêmes sentiments patriotiques. Seize ans après ce texte, une partie des Libanais a occupé la rue pour demander le départ des forces syriennes et réclamer « l'indépendance totale » du Liban dans le respect de son intégrité géographique. Est-ce à dire que seize ans ont suffi à forger une génération supraconfessionnelle, acquise à un sentiment national séculaire ? On peut en douter lorsqu'on voit les chiites, devenus majoritaires, occuper à leur tour la rue pour réclamer le maintien des troupes syriennes. Le Liban, qui a vu la guerre civile éclater il y a trente ans, a beaucoup changé. L'indépendance acquise en 1943 en pleine guerre mondiale s'appuyait sur le Pacte national lui-même basé sur le confessionnalisme politique. Ce système de modus vivendi a été maintenu jusqu'à nos jours, alors même que l'évolution démographique, aggravée par l'exil de beaucoup de Maronites et de Druses, a créé une situation nouvelle où l'équilibre entre les chrétiens et les musulmans, hérité de la période du Mandat français, est totalement dépassé. Tous les historiens libanais sont d'accord avec les objectifs éducationnels de l'accord de Ta'ef, mais dans les faits, leurs écrits ont continué à refléter les divergences ataviques entre les différentes idéologies plutôt cultuelles que culturelles. Comme l'écrit l'historiographe Axel Havemann, « entre les déclarations et la réalité, entre l'intégration nationale et séculaire (el 'aysh el mushtarak) d'une part, et la coexistence sociale et confessionnelle (atta'ayush) d'autre part, le fossé demeure considérable ». L'écriture de l'histoire est sans doute à l'origine des graves malentendus qui divisent le pays et ses citoyens. Havemann note que les ouvrages historiques sont loin de répondre aux exigences de l'historiographie générale (kitabat ettarikh el ‘amm) dans le sens d'une orientation libanaise séculaire et nationale. Pour lui, l'écriture de l'histoire, comme relation essentielle avec l'idéologie et l'identité, est l'une des étapes essentielles du développement intellectuel d'un groupe social, quel que soit sa taille ou son caractère. Un des ouvrages de Bernard Lewis s'intitule précisément L'Histoire, recomposée, retrouvée, inventée. En ce sens, on peut comprendre Havemann lorsqu'il affirme que les Libanais n'ont qu'une image fantasmée de leur pays. Il en veut ; pour preuve, la manière dont certains sujets et personnages ont été présentés et les légendes et mythes qui y sont attachés. On sait que l'histoire, lorsqu'elle est écrite par des groupes ethniques ou religieux, a besoin de modèles et de symboles capables de renforcer et de perpétuer la perception de soi. Souvent les nationalismes puisent dans des mythes tenaces et qui s'avèrent destructeurs à la longue, le jour où les peuples se réveillent. On peut citer à cet égard la tentative d'effacement du passé berbère du Grand Maghreb et de son remplacement par une identité idéologique, le panarabisme. Au Liban, le confessionnalisme et le nationalisme (etta'ifiya et el qawmia) ont toujours été les deux pôles opposés dans l'approche historique. Pour le sociologue libanais Fouad El Khouri, cela tient surtout au manque de loyautés nationales séculaires et à la persistance des allégeances claniques et confessionnelles. Parmi les sujets les plus controversés, Havemann cite la question de « l'unité historique spécifique du Liban » ; le traitement fait de la période des conflits confessionnels entre 1840 et 1860 (pour laquelle on ne trouve chez les historiens libanais quasiment pas de référence à l'action de l'Emir Abdelkader) ; les relations avec la Syrie et plus généralement avec le monde arabe ; la Constitution de 1926 ; le Pacte oral de 1943 à l'indépendance ; la guerre civile de 1975 à 1990 et l'accord de Ta'ef en 1989. Le confessionnalisme et la revendication du caractère unique du Liban se retrouvent au cœur de personnages comme l'émir Fakhr Eddine Ma'an II figure du début du XVIIe siècle et l'émir Bachir Shihab II qui a contrôlé le Mont Liban pendant cinquante ans entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Pour Havemann, les deux hommes qui sont de parfaits exemples de « mythologisation historique » ont été si différemment cités et utilisés selon les intérêts de groupes divergents, que les historiens n'arrivent plus à distinguer entre fiction et réalité. Lorsqu'on remonte aussi loin qu'à l'époque du Mandat français et jusqu'à la guerre civile ; les livres d'histoire sont globalement pro-libanais ou pro-syriens selon la confession de leurs auteurs. Les auteurs druses ou sunnites présentent le Liban comme une partie intégrante de la Syrie et blâment la France pour avoir créé la division. Les auteurs maronites ou grecs orthodoxes voient en le Liban une entité multiculturelle et remercient la France pour avoir libéré le pays de l'emprise syrienne. Kamal Salibi a été le premier historien à remettre en cause les mythes fondateurs et à plaider pour un Liban construit sur des bases extraconfessionnelles. Plus tard, Safia Saâdeh (fille du créateur du Parti social syrien) plaidera pour la laïcité comme solution pour dépasser les clivages confessionnels et recommandera de promouvoir une politique économique dynamique, seule capable selon elle de créer les conditions d'une intégration nationale. C'est un peu le pari lancé et (presque gagné) par Rafic Hariri, l'homme de la reconstruction post-guerre civile. Après son assassinat, les musulmans druses et sunnites se retrouvent aux côtés des chrétiens maronites pour réclamer le départ des Syriens et revendiquer un Liban libre. Le Liban tient peut-être avec le martyre de Rafic Hariri un symbole fort pour dépasser les luttes de clans et pour se doter d'une conscience nationale forte. La pression internationale a fait partir les Syriens et on peut espérer que cela sera salutaire pour l'avenir du Liban. On peut légitimement regretter que dans cette pression exercée pour que « les forces étrangères évacuent le Liban », si peu de voix y compris arabes, se soient fait entendre pour réclamer l'évacuation du Golan illégitimement occupé par Israël.