Dans ce document vidéo qui prend désormais la valeur d'une précieuse archive orale, le défunt Amar Benaouda commence d'abord par une judicieuse mise en perspective historique en rappelant le contexte dans lequel s'inscrivait cette réunion cruciale, et en mettant l'accent sur les profondes divisions qui minaient le Mouvement national. «En 1946, le PPA est devenu MTLD. Il y a eu une explosion (infidjar) à l'intérieur du MTLD entre Messalistes et Centralistes. Le parti s'est scindé en deux. Les Français ont fait une ‘‘zerda'', comme on dit, ils se sont réjouis de cette scission et ont fait la fête», relate-t-il. Il poursuit : «Dans ces circonstances de division du parti, un groupe s'est réuni, en l'occurrence Didouche, Ben Boulaïd, Bitat, Boudiaf, Ben M'hidi, Boussouf, Bentobal. Ils se sont concertés pour voir comment gérer la situation dans ce contexte (…) qui signifiait plus d'indépendance et qui compromettait tout notre combat. Notre analyse était que cette scission à l'intérieur du parti impliquait qu'il n'y avait plus de force pour affronter la France coloniale, et qu'il faudrait des années pour créer un autre parti qui aurait la même aura aux yeux du peuple que le PPA. C'était fini ! Ceci au moment où la Tunisie était en lutte et le Maroc se préparait au combat sous la conduite du roi Mohammed V, rahimahou Allah.» Le socle de cette nouvelle force, c'étaient les membres de l'OS, l'Organisation spéciale, le bras armé du MTLD, dont lui-même faisait partie. «Devant cette situation, le groupe s'est dit : ‘‘Il faut qu'on se rassemble, nous les gens de l'OS. Nous étions des condamnés à mort et nous étions tous des hors-la-loi : Benaouda, Zighoud, Bentobal, Boussouf, Ben M'hidi, Boudiaf, Didouche…» «Moi et Zighoud étions à Condé-Smendou (près de Constantine, ndlr), Bentobal était dans les Aurès, Boussouf était à Tlemcen… On a tous rappliqué vers Alger. Nous avons été rejoints par d'autres éléments qui n'étaient pas condamnés comme nous. Ils ont fait de la prison et ils sont sortis, à l'instar de Badji Mokhtar, Melah, Bouali Said…Habachi, lui, était en fuite, il était recherché.» Benaouda précise que «c'est Didouche Mourad qui a trouvé le lieu de la réunion à Clos Salembier, chez Derriche». Et de poursuivre : «Au cours de cette réunion, Boudiaf a commencé à dresser un état des lieux en expliquant la situation du pays, la situation politique… Il s'est focalisé sur les divisions qui minaient le parti et a évoqué les réunions qu'il y avait eues avec les Centralistes et qui ont mal tourné. Au début, les Centralistes ont marché avec nous et on a créé, ensemble, le CRUA (le Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action, ndlr), après, ils se sont retournés contre nous (…). Ils ont fini par adopter la même position que Messali.» «Boudiaf et Ben Boulaïd ont parlé de la réunion qu'ils ont eue avec Messali Hadj», ajoute-t-il avant de témoigner de la détermination affichée par le chef des Aurès en déclarant : «Mostefa Ben Boulaïd nous a donné des garanties en disant que, dans les Aurès, il y avait des armes, et que dans chaque maison, il y avait un fusil, en assurant qu'il était prêt à aider les autres régions. L'intervention de Si Mostefa montrait qu'il y avait une volonté ferme de libérer l'Algérie.» «Ben Bella a vendu la mèche» Point fondamental à l'ordre du jour de ce conclave que les «22» devaient trancher : «Qui va diriger la Révolution ?» «On a demandé qui voulait s'avancer ? Boudiaf et Ben Boulaïd se sont portés candidats. On est passés au vote mais aucun d'eux n'a obtenu le quorum (la majorité, ndlr). On a procédé à un deuxième tour, mais cela n'a pas suffi pour les départager. Nous avons suspendu la réunion pour aller déjeuner. Je me suis assis à côté de Mostefa Ben Boulaïd. Je lui ai dit : ‘‘Vous n'avez qu'à faire comme vous avez l'habitude de procéder chez vous, depuis toujours, à Souk El Djemaâ.'' Dans cette assemblée, les notables se réunissaient pour se concerter et ils édictaient les lois qui devaient régir le groupe pendant une année, et auxquelles devaient se conformer tous les archs (…). Ils appliquaient leurs propres lois, pas celles de la France. Je lui ai dit : ‘‘Faisons donc comme à Souk El Djemaâ et puis c'est tout !'' Autrement dit, d'une manière collégiale. Si Mostefa a consulté Boudiaf, Didouche Mourad et Ben M'hidi ; il leur a fait part de ma proposition qui consistait en une direction collégiale. On a entériné l'idée et ils se sont portés candidats à cinq : Ben Boulaïd, Boudiaf, Ben M'hidi, Didouche et Bitat. Ils ont été élus à l'unanimité tous les 5 (…). Par la suite, ils ont ajouté Krim (Belkacem) et ils sont devenus 6.» Interrogé par notre confrère de l'APS à propos du choix de la date du déclenchement de la Révolution, Amar Benaouda précisait dans cet enregistrement vidéo que ce n'était pas pendant ce conclave que la date historique du 1er Novembre 1954 a été décidée : «Nous, on a décidé seulement du (principe) de faire la Révolution et de combattre la France, c'était notre seule résolution. On a tranché aussi sur le principe de la direction collégiale. On n'a pas arrêté la date (du déclenchement de la Guerre de Libération), ce ne sont pas les ‘‘21'' qui ont arrêté la date, attention !» Et de développer : «Le choix de la date a été décidé par le groupe que nous avons désigné, à savoir la direction collégiale. C'est elle qui a arrêté la date. Elle a décidé pour le 15 octobre (…) après, cela a été retardé (au 1er novembre). C'est parce que l'un de nos frères qui était au Caire, Ahmed Ben Bella, selon toute vraisemblance, a informé les Egyptiens par le biais de Fethi Dib, le responsable des moukhabarate (…). Fethi Dib sert l'Egypte, il sert Abdel Nasser. Le bruit a ensuite circulé que Abdel Nasser va déclencher la Révolution en Algérie, et la date du 15 octobre a fait son chemin. Il me semble que Boudiaf ou bien Aït Ahmed ont appelé pour prévenir que la date choisie avait été éventée.» «Changez la date et ne la divulguez à personne !» ont-il recommandé avec instance, rapporte le vieux révolutionnaire. Et leur message a été reçu 5 sur 5 par les frères de l'intérieur. «Didouche, Ben M'hidi et Ben Boulaïd se sont entendus pour changer la date du 15 octobre et on a décidé de déclencher la Révolution le 1er novembre. Ça tombait très bien, qui plus est, c'était un jour de fête pour les Français (la Toussaint, ndlr).» Cette fois, l'histoire était au rendez-vous. «On l'a bel et bien déclenchée le 1er Novembre ! On l'a fait pour damer le pion aux Egyptiens qui prétendaient que c'était eux qui allaient faire éclater la Révolution algérienne», martèle Amar Benaouda avec le même sentiment de fierté, la même passion de la liberté que celle qui l'habitait du temps où il était un jeune guérillero de l'OS. Puisse-t-il reposer en paix. Allah Yerham Echouhada…