Le bruit angoissant des chars, des tanks, des explosions qui détruisent des maisons et tuent des êtres innocents en Syrie. Une voix off qui narre son histoire. Et la caméra de Ziad Kalthoum, réalisateur du film documentaire Le goût du ciment, qui tourne discrètement, en plan fixe, en micro-mouvements, en contre-plongée, en rotation, en travelling, sur la plateforme d'un chantier, où un groupe d'hommes, ouvriers de leur état, construisent un gratte-ciel. Ces hommes sont des Syriens réfugiés au Liban. Ils travaillent dans le bâtiment. Ils participent à la reconstruction de ce pays qui a vécu la guerre civile. Pendant ce temps, la guerre fait rage dans leur pays, la Syrie. Ces hommes sont assignés à résidence par un arrêté municipal qui leur interdit de circuler dans la ville après dix-neuf heures. Ces couvre-feux instaurés par environ quarante-cinq municipalités libanaises, sont justifiés par deux arguments : maintenir l'ordre public et assurer la sécurité des Libanais. Le confinement de ces réfugiés syriens dans un espace clos, en l'occurrence le chantier où ils passent leur temps à construire, met en lumière deux problématiques : celle de la politique d'accueil du Liban réservée aux réfugiés syriens, et celle de l'exploitation de ces hommes par les promoteurs libanais. Tout au long de cet essai cinématographique sorti sur les écrans français en janvier 2018, la caméra de Ziad Kalthoum suit ce groupe d'hommes qui, sur un échafaud, surplombent la ville indifférente, la regardent et l'admirent sans jamais la toucher, la ville belle, attirante et pourtant inaccessible, se reflète dans leurs yeux «comme un papier peint qui emballe». Ces hommes ne parlent pas, ils ne se parlent pas, on ne connaît ni le son de leur voix ni leur prénom, encore moins le nom de leur village en Syrie. Le silence qui les enveloppe les rend mystérieux au point d'en faire des êtres anonymes. Pourtant, de temps à autre, une voix d'homme surgit des méandres du silence imposant pour raconter son histoire, celle de ses compatriotes, de son pays ravagé par la guerre et celle de son père qui était ouvrier au Liban. «Lorsque la guerre civile s'est terminée, mon père a travaillé au Liban comme bâtisseur», raconte la voix off. «Comme chaque fois qu'il revenait pour une visite, je contemplais sa paume pendant des heures, mémorisant les lignes, rue par rue, tellement rugueuses. La paume de mon père était la ville de Beyrouth.» L'idée de la reproduction des trajectoires du père et du fils est illustrée par le mouvement de la bétonnière que la caméra fait tourner en rotation pendant plus d'une minute. L'univers de ces ouvriers se constitue de trois espaces : le premier et le deuxième sont réels, alors que le troisième est virtuel. Pendant la journée, la caméra filme ces hommes sur leur lieu de travail, un chantier bruyant, où on les voit se mouvoir, monter, descendre, faire des efforts, construire, bâtir, au point qu'on a le sentiment qu'ils sont réduits à des «working men», à une force de travail, dépouillés de toute humanité. En cela, on pourrait dire que «l'homo-économicus» est l'identité principale de ces ouvriers qui n'envisagent leur existence au Liban que par le travail et pour le travail. Ces hommes enfermés dans le travail et qui justifient leur présence dans ce pays par le travail, n'ont de valeur, pour les promoteurs qui les emploient et pour les autorités qui les accueillent de manière restrictive, qu'en tant que force de travail qui contribue à reconstruire le Liban. En fin de journée, lorsque les bruits «tintamarresques» du chantier cessent, ces hommes se dirigent vers un trou, descendent, à la queue leu leu, un escalier amovible et disparaissent dans le ventre du chantier. C'est dans ce lieu sinistre qu'ils mangent, se reposent, dorment, c'est dans cet espace sombre, humide, insécurisé et précaire qu'ils donnent du répit à leur corps, préservent leur ouïe du bruit incessant et assourdissant des outils de construction qu'ils manipulent la journée, c'est là qu'ils renouent avec le cauchemar de leur pays. Car durant la nuit, ces hommes se connectent à la Syrie, qui les habite et les hante. C'est par le biais du téléviseur, de téléphone mobile et des réseaux sociaux, ces vecteurs de communication virtuelle, que ces hommes, travailleurs le jour et internautes la nuit, maintiennent le lien avec leur pays et s'informent de la situation qui y prévaut. Les images de la destruction de la Syrie défilent sur leur écran et se reflètent dans leurs yeux tristes qui regardent, impuissants, la démolition de leur maison et l'ensevelissement de femmes, d'enfants, d'hommes et d'animaux dans les décombres. Au fil des scènes, le réalisateur établit un parallèle entre le bruit des outils (grue, marteau piqueur, bétonneuse…) qui permettent aux ouvriers de construire le Liban, et ceux des chars, des canons et des explosions qui détruisent la Syrie. Ziad Kalthoum oppose la logique de la reconstruction et du renouveau à celle de la destruction, du chaos et de la mort. A titre d'exemple, cette dualité entre construction (du bâtiment) et destruction (la guerre) est illustrée par un panoramique filmé en contre-plongée verticale, qui montre deux bâtiments, côte à côte, l'un flambant neuf et l'autre décharné, détérioré par la guerre. La symbolique du ciment est très prégnante dans le film. Dans les représentations du narrateur, ce matériau symbolise le père. Le ciment, c'est l'odeur du père lorsqu'il retourne au pays, c'est «l'odeur des voyages qui s'est cimentée dans ses mains», c'est «l'odeur qui s'infiltrait dans la nourriture quand nous partagions le repas», raconte le narrateur, le ciment, c'est ce liant qui «ne ronge pas seulement la peau, mais aussi l'âme». Le ciment renvoie également à la guerre. Pendant que les chars et les canons détruisent les habitations, il pleut du ciment sur les rescapés qui se ruent sur les décombres à la recherche de survivants. L'odeur des poussières du ciment est nauséabonde, elle asphyxie presque. Du point de vue du narrateur, cette odeur est aussi insupportable que celle du ciment qui s'est incrustée dans les mains de son père. Le goût du ciment est le deuxième long métrage du réalisateur syrien, Ziad Kalthoum. Il a remporté plusieurs prix, dont le Sesterce d'or du Festival Visions du réel, à Nyon, en Suisse, et le prix Nouvelle vague au Festival international du film de La Roche-sur-Yon (France). Ce documentaire d'une grande intelligence, alliant beauté et laideur, vie et mort, espoir et désespoir, paix et guerre, est d'une grande valeur artistique, humaine et humaniste. L'une de ses forces est de mêler et d'entremêler de manière subtile la réalité et le rêve. L'objectif du réalisateur est de mettre en lumière les conditions précaires et inhumaines dans lesquelles ces ouvriers syriens travaillent, ces hommes traités comme des «marchandises sans identité» et qui n'ont, pour les promoteurs qui les emploient, qu'une valeur marchande. Le goût du ciment est un film puissant, audacieux, percutant, déchirant, et par moments, désespérant. Pourtant, ce documentaire laisse, de temps à autre, échapper des lueurs d'optimisme. L'une de ces pépites d'espoir renvoie au positionnement du narrateur quand il parle de son rôle lorsque la guerre aura cessé : «Mon père a emballé mes sacs et a mis la main à sa poche. Il m'a remis les clés de notre maison et a dit : ‘Quand la guerre commence, les bâtisseurs partent dans un autre pays où la guerre vient de se terminer, en attendant que la guerre ait fini de bouleverser leur pays. Ensuite, ils rentrent pour le reconstruire'. Père, j'attends ce jour.» Cet homme qui use de son verbe pour dire la tragédie de son peuple attend que la guerre passe, il espère échapper à son statut d'ouvrier réfugié. Il croit fermement en l'avenir. Cet ouvrier réduit au silence s'autorise un rêve d'espoir. Il se définit comme un futur bâtisseur de la Syrie. Ce vœu d'espoir qui s'échappe des bruits assourdissants du chantier et des décombres syriens est l'un des points réjouissants de ce film d'une durée de 85 mn, que le réalisateur dédie aux ouvriers exilés du monde entier.