« Il combattra toujours pour le progrès et les réformes, ne tolérera jamais l'injustice et la corruption ; il attaquera toujours les démagogues de tous les partis, n'appartiendra à aucun parti, s'opposera aux classes privilégiées et aux exploiteurs du peuple, ne relâchera jamais sa sympathie envers les pauvres, demeurera toujours dévoué au bien public. Il maintiendra radicalement son indépendance, il n'aura jamais peur d'attaquer le mal, autant quand il provient de la ploutocratie que de ceux qui se réclament de la pauvreté. » Ainsi parlait dans son journal (The New York World), Joseph Pulitzer, le père fondateur du journalisme moderne. Le soulèvement populaire d'octobre 1988 était pourtant son marqueur génétique. Mais comme tous les espoirs suscités par l'« ouverture démocratique » du début des années 1990, la « presse libre et indépendante » n'a pas su se hisser à la hauteur de son héritage génétique. Vingt ans après son avènement, la presse la « plus libre du monde arabo-musulman » nous fait sa plus grande crise « éthique ». Bâillonnée, traînée dans la boue par ses pourfendeurs, encensée par ses laudateurs, la presse privée, « présumée indépendante » — la formule est du journaliste et militant démocrate, Arezki Ait Larbi —, a laissé plus d'une plume sur l'autel des compromissions, des collusions avec les pouvoirs politique ou financier. Elle n'a pas pour autant perdu son âme, ni renoncé au vieux rêve d'indépendance. Le rêve demeure d'une brûlante actualité, même si beaucoup de journalistes ne l'évoquent qu'en des termes nostalgiques. La « folle » épopée qu'ont fait naître les « réformes » du gouvernement Hamrouche (ouverture des médias publics, nouveau code de l'information, circulaire portant création de la presse indépendante, privée ou partisane, dissolution du ministère de l'information) passerait pour être l'âge d'or de la presse. « Nous étions plus libres ». Chroniqueur corrosif, l'un des plus talentueux de sa génération, Chawki Amari n'a pourtant rien d'un nostalgique des temps anciens : « Dans les années 1990, la presse ne connaissait pas de sujet tabou. On pouvait disserter sur Dieu, l'Islam, le général Toufik, des généraux en général, du Président. Aujourd'hui, ce n'est plus possible. Même s'il n'existe aucune interdiction officielle, personne n'a vraiment envie de parler, d'aller en prison, personne ne souhaite voir chuter les recettes publicitaires. » Des journaux crédibles, qui étaient une référence en matière de crédibilité. Les gens disaient, comme autant de preuve de la véracité de leurs propos : « Je l'ai lu dans la presse », alors qu'aujourd'hui les algériens disent : « Gaâ yakhertou ! Gaâ Mebiouâine. » « Tous des bonimenteurs ! Tous des vendus. » Tout le monde est désormais persuadé que la presse sert parfois à régler des comptes, que certains « papiers » sont commandés, monnayés. Une presse libre C'est d'ailleurs une des raisons qui expliquent pourquoi les journaux à scandales se vendent mieux. « Les journalistes algériens ne sont pas des extraterrestres. Ils subissent, comme toutes les autres catégories socioprofessionnelles, le rétrécissement du champ des libertés politique, syndicales et traînent les mêmes casseroles que les avocats, médecins, enseignants etc : incompétence, corruption. Je trouve que c'est vraiment trop leur demander que de faire avancer l'histoire, de régler les problèmes de l'Algérie. Ils ne peuvent évoluer librement dans une société qui ne l'est pas. » Si l'imprimatur n'est plus qu'un mauvais souvenir, les professionnels de la presse n'ont en pas vraiment fini avec la censure officielle, plus grave, les journalistes cultivent des penchants pour l'autocensure. Des lignes rouges ? Abdelali Rezagui, universitaire, analyste politique, en voit partout, même si, dit-il, la « liberté d'expression demeure une réalité que personne ne peut occulter ». « Mes articles ne sont publiés que si elles épousent la ligne éditoriale. Il arrive parfois que mes billets soient tronqués de certains passages. Plus d'une fois, j'ai été rappelé à l'ordre parce que j'ai parlé de telles ou telles personnalités au pouvoir, de tels ministres qui possèdent plus d'une nationalité, de tant de résidences à l'étranger, de ces hauts responsables sans qualification particulière…bref, des lignes rouges aussi nombreuses que sont les journaux qui se refusent à suivre une autre voie que celle désignée par leur maître ». « Une presse libre ? », la hantise du pouvoir algérien. Pour le professeur à l'Institut des sciences de l'information et de la communication (ISIC), il ne fait aucun doute que l'écrasante majorité des titres de la presse privée a été conçue dans l'incubateur du régime, pour servir les « hommes »et les « stratégies » du régime. « Certains titres de la presse n'affichent aucune ligne de conduite, ne possèdent aucune identité éditoriale. Ils se font les avocats des groupes d'intérêts, des puissances de l'argent, du DRS, de la présidence, et si vous ne rentrez pas dans le schéma directeur, vous ne pourriez pas exercer librement le métier de journaliste. C'est une vraie menace pour la liberté de la presse. Le respect de la liberté de l'autre doit être consacré, intégré dans la politique éditoriale ». La presse, au dessus de tout soupçon ? L'éditorialiste, membre fondateur du journal El Watan, Ahmed Ancer ne se fait aucune illusion. La presse n'est pas le « quatrième pouvoir », le journaliste n'est pas toujours le « maître de son papier ». « La presse privée est au main de ses propriétaires, et quand les intérêts deviennent trop gros, ils n'hésiteront pas à sacrifier les principes les plus précieux ». Le quatrième pouvoir Ancer mesure l'énorme régression de la liberté de la presse ces dix dernières années. A partir des années 2000, la liberté de la presse a reculé pour « des raisons objectives », notamment pour ses collusions avec les puissances de l'argent. « Les médias privés se sont rapprochés des puissances de l'argent et d'une manière ou d'une autre cela a affecté la liberté de ton. Aucune entreprise de presse n'a échappé à l'influence des grands annonceurs ». Un journal se doit « absolument garder sa liberté de ton vis-à-vis de ses meilleurs annonceurs ; il y va de sa crédibilité d'abord, car quand on perd sa crédibilité, on perd irrémédiablement ses annonceurs ». Difficile toutefois de faire respecter les règles d'éthique et de déontologie dans un landerneau médiatique assimilé le plus souvent à une « jungle ». La presse, c'est plus de 300 publications dont 84 quotidiens. Le monopole de l'ANEP sur la publicité étatique, l'absence d'instance d'autorégulation, de syndicats forts accentuent l'anarchie et le pourrissement de la sphère médiatique. Les « chiffres » ne trompent pas Zoubir Souissi. Le nombre (de publications) ne reflète pas une réelle « diversité », estime le président du (défunt) Conseil supérieur de l'éthique et de déontologie (CSED), ex-directeur du Soir d'Algérie. « L'écrasante majorité de ces publications n'ont aucun poids médiatique ou politique. Elles sont maintenues envers et contre tous, contre le bon sens et contre les règles économiques les plus élémentaires ». « Des journaux qui ne survivent que grâce à l'acharnement thérapeutique pratiqué par l'agence de publicité officielle. Souissi se dit « pessimiste », « y compris pour les journaux qui passent pour être solides. Aucun titre n'est vraiment à l'abri en ces temps de crise ». Tassement des recettes publicitaires, développement de plus en plus rapide des nouveaux concepts de l'information, concurrence des sites internet etc. Il est « urgent », d'après le journaliste que « la profession se prenne en main ». « Des états généraux de la presse doivent être convoqués, les instances indépendantes de régulation réactivées ». « Nous sommes à la croisée des chemins », conclut-il. Le fleuve détourné, nous n'y sommes pas encore. Il a fallu, mine de rien, plusieurs siècles aux sociétés occidentales pour qu'elles instaurent leur modèle de démocratie et de liberté de la presse ».