Au Palais de Carthage, sous un soleil printanier, dehors, l'atmosphère sent bon le jasmin. Cette fleur a de vraies vertus qui produisent l'effet d'un baume au coeur. Je retrouve le président Ben Ali dans une superbe forme. L'accueil est fraternel. Chaleureux. D'emblée, il attaque le sujet qui fera l'événement, dans le Monde arabe, dès mardi prochain. « Les Arabes ont besoin d'avoir une nouvelle vision du fonctionnement de la planète. Les réformes que nous avons déjà initiées, dès le Sommet de Tunis, doivent insuffler à la Ligue arabe une nouvelle dynamique, un nouveau sang. Le temps est venu pour les Arabes de s'assumer. Je suis sûr qu'Alger sera une étape historique, déterminante même pour les mutations futures de la société arabe. Je viendrai à Alger pour soutenir de tout mon coeur les efforts de mon ami et mon frère le président Abdelaziz Bouteflika pour la cause arabe». Le président Zine El Abidine Ben Ali, dans son analyse, souhaite que les dirigeants arabes prennent davantage d'initiatives pour épouser leur siècle. Autrement dit, il suggère, avec sa franchise habituelle, que de l'Atlantique au Golfe, rois et chefs d'Etat apprennent à balayer devant leurs portes. Tous les observateurs, les plus sagaces, ne produisent-ils pas déjà le même diagnostic, la même analyse et le même constat que Ben Ali? Que font les Arabes et où va leur fortune au moment même où des centaines de milliers de Palestiniens sont privés de pain, d'école, de travail et de soins sanitaires? La solidarité arabe sonne toujours comme un mot creux. Le baril de pétrole, qui vient de battre tous les records en dépassant la barre des 56 dollars, vient interpeller les pays arabes sur leur devoir à l'égard de leurs frères palestiniens, alors que, comme l'ont relevé les instances financières internationales, les Arabes ont 1200 milliards de dollars investis dans les pays industriels. Il est vrai que si sur le prix de chaque baril, un dollar seulement était réservé au peuple palestinien, l'on allégerait beaucoup sa souffrance. Les rencontres au sommet entre dirigeants arabes doivent servir à quelque chose, pas seulement à prendre des photos de famille, à s'invectiver ou à se regarder en chiens de faïence. Ce «quelque chose» n'exige-t-il pas de tous les dirigeants arabes de rompre avec leur traditionnelle rhétorique de «tout va très bien, Madame la marquise»? Dans l'entretien qu'il nous a accordé, le président Zine El Abidine Ben Ali reste optimiste. Il a confiance dans l'aptitude du regroupement arabe de devenir le cadre mobilisateur qui, dès l'origine, lui a été dévolu. Certes, le constat fait autour du Monde arabe, sans être totalement négatif, n'en relève pas moins les incohérences de gestion qui ont fait perdre beaucoup de temps à cette région, longtemps engluée dans ses contradictions. Ce constat admis, Ben Ali reste cependant persuadé que la Ligue des Etats arabes est irremplaçable. Principe immuable : ne demeure-t-elle pas le cadre le plus approprié pour assurer le développement du Monde arabe, mais surtout relever les défis auxquels il est confronté? Il revient ainsi sur les efforts entrepris, ces dernières années, pour dépoussiérer la Ligue arabe et lui redonner le statut qui devait être le sien, faisant remarquer, par ailleurs, l'étape positive franchie par le Sommet arabe de Tunis, l'année dernière. Aussi, le président Ben Ali a-t-il grand espoir que le Sommet d'Alger «débouchera sur d'autres décisions qui contribueront à la dynamisation et à la promotion du rôle de la Ligue arabe». Il revient également sur les étapes franchies, ces dernières années, par son pays dans la construction de l'Etat de droit et de la démocratie en Tunisie. L'Expression: Monsieur le président, en tant que président en exercice du Sommet arabe, comment voyez-vous l'avenir de la Ligue des Etats arabes dans le nouvel environnement mondial? Zine El Abidine:Nous sommes confiants en l'aptitude du regroupement régional panarabe à évoluer et à devenir un cadre apte à mobiliser toutes les potentialités arabes pour relever les défis existants. De fait, nous sommes persuadés que la Ligue des Etats arabes reste le cadre le plus approprié pour exprimer la volonté commune des Etats arabes et débattre des défis présents et futurs. Il importe de souligner à cet égard la nécessité de mettre en oeuvre les décisions du Sommet de Tunis concernant la promotion de ses méthodes et mécanismes de travail. A cette fin, la Tunisie a présenté nombre de propositions. Notre voeu est que puisse être conféré un surcroît d'efficience et de crédibilité à l'action arabe commune à la faveur de la volonté politique de l'ensemble des dirigeants arabes. Le Sommet de Tunis a marqué à cet égard, une étape positive sur le chemin de la modernisation et de la promotion de la situation dans le monde arabe. Ce sommet a ainsi, posé la première pierre pour la mise en place des nouveaux mécanismes de coopération requis, qu'il s'agisse de la réforme de la Ligue arabe, du processus de réforme, de modernisation et de développement dans les pays arabes, de la promotion de la condition féminine, et de la consolidation des droits de la femme et de son rôle dans la société ou encore du renforcement de la société civile, dans le but de permettre à nos sociétés de s'adapter aux mutations mondiales et de gérer au mieux leurs conséquences et leurs incidences. Les réalités régionales et internationales, autour de nous, ont considérablement changé. Leur pression et leurs effets peuvent s'accentuer pour peu que nous ne sachions pas mettre à profit nos potentialités et nos moyens. Il est de notre devoir d'attacher une importance accrue à la coopération économique et au renforcement des intérêts réciproques pour parvenir à réaliser une complémentarité économique interarabe, comme prélude à une complémentarité politique. Nous sommes convaincus que les décisions adoptées lors du Sommet de Tunis, concernant la réforme du système de l'action arabe commune, ou encore celles qui seront proposées au cours du prochain Sommet arabe d'Alger, s'inscriront dans le sens des aspirations des peuples arabes et de la consécration des valeurs de coopération, de solidarité et de réalisation de la complémentarité économique interarabe et de la prospérité commune. Nous avons grand espoir que le Sommet arabe, qui tiendra ses assises prochainement à Alger, débouchera sur d'autres décisions qui contribueront à la dynamisation et à la promotion du rôle de la Ligue des Etats arabes, et aideront à faire de celle-ci une structure réellement moderne, participant à la sauvegarde des intérêts stratégiques du monde arabe et à la concrétisation de ses objectifs communs, dans le contexte des développements en cours et des aspirations de l'ensemble des peuples arabes. La Tunisie a réussi, sous votre sage impulsion, à neutraliser les mouvements extrémistes. Aujourd'hui que le terrorisme est devenu un grand péril pour la stabilité et la sécurité des Etats dans le monde arabe, pensez-vous, Monsieur le président, que le moment soit venu de mettre en place de nouveaux mécanismes de lutte contre le terrorisme? Dès le début des années 1990, nous avions mis en garde, devant les plus hautes instances onusiennes et régionales, contre les dangers du fanatisme et du terrorisme, et préconisé l'instauration d'une coopération, dans le cadre de la communauté internationale, en vue d'endiguer les activités terroristes et d'éliminer l'extrémisme et le fanatisme sous toutes leurs formes. Tout en constatant aujourd'hui que la prise de conscience face aux dangers du terrorisme, ne cesse de se développer, le phénomène étant devenu un fléau international, et non plus une menace affectant une quelconque région du monde, nous avons la conviction que ce phénomène est indissociable des défis majeurs auxquels se trouve confronté notre monde moderne. Or, ces défis requièrent un surcroît de coopération et de solidarité pour remédier à leurs causes à travers l'adoption dans les relations internationales, d'une approche globale qui soit fondée sur la conjonction étroite des notions de sécurité, de paix et de développement, et ne soit pas limitée à la prise en compte des conséquences de la partie visible de l'iceberg du terrorisme. Il est, en effet, indispensable de remédier à ce fléau en s'attaquant à ses motifs et à ses facteurs de développement et de propagation afin d'extirper le mal à la racine. Au premier rang de ces motifs et vecteurs, je citerai la pauvreté, l'exclusion, l'ignorance et la frustration, la notion des deux poids et deux mesures et l'absence d'équité dans le traitement des problèmes internationaux en suspens. La péréquation paix et développement que nous préconisons ne pourra pas être valable sans l'élimination des foyers de tension partout dans le monde, ni le règlement des problèmes posés, à commencer par le problème palestinien. Cette péréquation ne pourra pas être valable non plus si devaient perdurer la faim, le dénuement et les fléaux qui affectent des peuples entiers. A cet égard, nous avions préconisé la création d'un Fonds mondial de solidarité, qui a été approuvée par l'Assemblée générale des Nations unies. Il s'agit d'une proposition qui nous a été inspirée par notre propre expérience nationale en matière de lutte contre la pauvreté et la marginalité, et qui a administré la preuve de son efficacité en éradiquant ces deux fléaux sociaux sous toutes leurs formes, et en réduisant le taux de pauvreté en Tunisie à 4,2 %. Notre voeu est que ce Fonds mondial puisse entamer ses activités dans les plus proches délais, pour concrétiser les objectifs qui lui sont assignés et consacrer le principe du droit au développement et celui du droit à une vie décente. D'un autre côté, notre appel en faveur de la convocation d'une conférence internationale, dans le cadre de l'ONU, pour débattre du problème du terrorisme et instaurer un code de conduite international, engageant toutes les parties pour la lutte contre le terrorisme, reste valable et insistant, compte tenu de notre conviction que le monde a plus que jamais besoin, aujourd'hui, de disposer de moyens communs pour endiguer la violence, l'extrémisme et la haine sous toutes leurs formes. Le dialogue reste à cet égard, la règle de base de toute démarche sérieuse en faveur d'une prise de conscience commune face à ce phénomène, aux moyens d'y remédier, et partant, à l'impératif de consécration des valeurs de coexistence et de tolérance partout dans le monde. Nous Tunisiens, avons réussi comme vous l'avez souligné, à neutraliser le terrorisme en adoptant une politique du juste milieu pour façonner notre société moderne et en réussissant à la mettre à l'abri, en favorisant la généralisation du développement, en amenuisant à l'extrême les inégalités entre les catégories sociales et entre les régions, et en réalisant la conjonction des volets économique et social pour concrétiser la justice sociale. Nous y sommes également parvenus en réformant le système d'enseignement et en modernisant ses programmes ; le taux de scolarisation ayant atteint 99 % pour les filles comme pour les garçons. Ceci, outre le renforcement de la participation de la femme tunisienne à l'oeuvre de développement, en tant que partenaire à part entière, au plan des droits et des devoirs, et l'émergence d'une classe moyenne qui représente aujourd'hui près de 80 % de la population. Nous avons parachevé cet effort par l'adoption d'un processus qui garantit la diffusion des valeurs de liberté et de tolérance, consacré la démocratie et le pluralisme et favorisé leur évolution sans risque de retour de manivelle. Nous venons de célébrer depuis peu, le seizième anniversaire de l'Union du Maghreb arabe. Existe-t-il un espoir de voir cette institution retrouver son dynamisme, à la suite du Sommet maghrébin prévu en marge des assises du Sommet arabe d'Alger? La fondation de l'Union du Maghreb arabe reste une date marquante dans l'histoire du Maghreb. Nous sommes, pour notre part, attachés à l'UMA en tant que choix stratégique et civilisationnel qui a recueilli l'adhésion des Etats et des peuples maghrébins. La Tunisie n'a ménagé aucun effort pour aider à identifier les voies qui permettent de transcender les obstacles existant sur la voie du parachèvement de l'édification de l'UMA et d'instaurer les meilleures conditions pour le démarrage effectif de ses institutions, afin de concrétiser les aspirations des générations maghrébines présentes et futures et de faire de cet ensemble un cadre idoine pour le renforcement de la coopération, de la solidarité et de la complémentarité entre les pays de la région. Ce qui est de nature à contribuer à consolider la confiance en l'avenir maghrébin commun et à ouvrir la voie à une nouvelle étape de partenariat effectif, de complémentarité et d'intégration entre les Etats maghrébins et à la concrétisation du progrès et de la prospérité de leurs peuples. Nous sommes confiants que le processus maghrébin connaîtra un nouvel élan sur le chemin de l'évolution, à la faveur de la foi de l'ensemble des dirigeants maghrébins en l'impératif de renforcement de notre union et de réalisation des objectifs pour lesquels elle a été édifiée. Notre optimisme puise dans notre conviction que l'UMA représente une réalité géographique et historique, vitale et incontournable. C'est avec une profonde satisfaction que nous prenons acte de la nouvelle dynamique enregistrée au plan maghrébin, à travers la reprise des réunions des commissions ministérielles. Nous avons grand espoir que notre rencontre à Alger, à l'occasion du Sommet arabe, nous offrira l'opportunité de préparer le terrain à la tenue du Sommet maghrébin à bref délai et à la reprise de ses réunions périodiques, pour que l'UMA puise parachever la mise en place de tous ses attributs et occuper la place qui lui revient dans le contexte des ensembles régionaux qui existent autour de nous. Les relations entre l'Algérie et la Tunisie revêtent une importante privilégiée aux yeux du président Abdelaziz Bouteflika. Comment évaluez-vous, de votre côté, Monsieur le président, les relations bilatérales entre les deux pays? Le flux d'activités sans cesse croissant entre la Tunisie et l'Algérie trouve dans les relations fraternelles et historiques entre nos deux peuples frères, autant de facteurs qui en favorisent le développement et concourent à l'enrichissement de leur patrimoine et au démarrage d'une nouvelle étape sur la voie de la solidarité, de la coopération, de la concertation et de la coordination. C'est que les résultats obtenus jusqu'ici, par-delà leur importance, n'ont pas été à la mesure des aspirations de nos deux peuples. Voilà bien ce qui, à mon sens, doit nous inciter à oeuvrer davantage pour traduire en intérêts économiques réciproques, les facteurs de proximité et de fraternité, et instaurer, ce faisant, une coopération bilatérale toujours plus exhaustive et plus solide. Nul doute que les relations fraternelles et cordiales qui m'unissent à notre frère, le président Abdelaziz Bouteflika, en qui nous avons connu un combattant et l'un des éminents bâtisseurs de l'Etat moderne en Algérie et à qui nous vouons, aujourd'hui, toute notre considération et toute notre estime pour l'action extrêmement louable et inlassable qu'il déploie pour réaliser l'épanouissement de l'Algérie, son invulnérabilité et son évolution, ainsi que la multiplication des échanges de visites entre les responsables des deux pays et la tenue à intervalles réguliers, des assises de la Commission tuniso-algérienne de suivi, attestent d'un attachement commun à faire évoluer ces relations et à concrétiser des résultats positifs sur la voie du renforcement continu des liens de coopération et de bon voisinage entre nos deux pays. Nous avons la ferme conviction que les mécanismes de coopération déjà existants, qui peuvent être développés, offrent une base solide pour une nouvelle relance de la coopération, de l'interdépendance des intérêts et de l'exploitation judicieuse des potentialités de nos deux pays dans le sens des intérêts de nos deux peuples frères. Tunisiens et Algériens ont mêlé leur sang dans le combat pour la liberté et l'indépendance. Ils se doivent, aujourd'hui, plus que jamais auparavant, par fidélité à la mémoire de leurs valeureux martyrs et par attachement à la garantie du devenir de leurs générations futures, de concrétiser un partenariat plus étendu, pour concourir à la consécration de la dignité des peuples tunisien et algérien, et de l'ensemble des peuples maghrébins, de leur invulnérabilité, de leur progrès et de leur bien-être. Le peuple tunisien a renouvelé sa confiance à Votre Excellence. Pourriez-vous nous dire, Monsieur le président, quels sont vos programmes et vos objectifs pour l'étape à venir, pour le renforcement du pouvoir éclairé, et la consécration de la démocratie, des droits de l'homme et des libertés en Tunisie? Depuis le Changement du Sept novembre 1987, nous avons pris l'engagement envers le peuple tunisien, d'instaurer une vie politique évoluée. Pour ce faire, nous avons commencé par entreprendre des réformes majeures au moyen desquelles nous avons consolidé l'Etat de droit et consacré la primauté de la volonté du peuple. Nous avons amendé la Constitution dans ce sens, réaménagé les textes qui régissent la vie publique, garanti les libertés et les droits de l'homme, consacré les principes qui les sous-tendent, et élargi leur aire de protection, dans le cadre de la Constitution, à la faveur d'une approche fondée sur les principes et valeurs universels et tenant compte de nos réalités spécifiques. Ayant renouvelé notre engagement envers notre peuple à aller de l'avant dans cette voie, nous sommes déterminés à conduire notre pays vers une nouvelle étape de réforme et de changement, dans le sens du renforcement des attributs du système républicain et de la consolidation de la démocratie, du pluralisme, des libertés individuelles et publiques et des droits de l'homme, au diapason des mutations et des progrès que connaît la société tunisienne. Notre programme pour la Tunisie de demain a défini à cet égard, les thèmes centraux de ce processus, qui doivent permettre de gagner les paris du siècle nouveau et de progresser en direction d'une vie politique évoluée qui ouvre des horizons plus larges devant la participation des diverses composantes de la société civile. Ceci, dans le droit-fil de la même orientation qui a permis à la Tunisie de réaliser sa stabilité, son développement et sa sécurité, avec clairvoyance et sans aucun saut dans l'inconnu. La Tunisie de demain, telle que nous avons entrepris de la construire, et comme nous nous y étions engagés, est un pays dans lequel se réalisent un surcroît de bien-être pour notre peuple, un revenu plus élevé pour le citoyen, une évolution plus rapide et une compétitivité plus grande pour notre économie. Un pays doté d'une infrastructure moderne et d'une base adéquate pour l'édification de la société du savoir, offrant des opportunités accrues pour l'emploi et préparant ses jeunes à un avenir plein de promesses, dans lequel la femme, avec son statut de partenaire à part entière et agissant, se sera imposée en tant que support du développement. Un pays dans lequel la réforme politique reste un choix intangible et un mouvement ininterrompu. Nous sommes conscients que la préservation des acquis accumulés par le peuple tunisien, depuis le changement, implique la nécessité d'en réaliser d'autres et de garantir le bien-être de tous nos concitoyens. Aussi, nos efforts se poursuivront-ils sans relâche pour concrétiser un développement intégral et une réforme économique plus profonde, en vue d'immuniser une paix sociale qui est, aujourd'hui, l'un des motifs de fierté de la Tunisie, en même temps que le vecteur de sa stabilité politique et la base solide sur laquelle nous prenons appui pour progresser vers des horizons plus prometteurs, dans tous les domaines.