«C'est une manif' familiale», observe un citoyen dans un sourire en relevant combien de manifestants ont fait effectivement le déplacement en famille comme on va à la plage. Difficile d'isoler une image de cette foule bigarrée, fraternelle, galvanisée, aimantée par une même cause, qui a battu le pavé, hier, à Alger, pour un troisième vendredi de mobilisation anti-5e mandat. En faisant le tri dans nos centaines d'images, même les photos floues, mal cadrées, on a du mal à les supprimer tellement nous ne voulons pas perdre une miette de ces moments intenses, uniques, que nous sommes en train de vivre, et où nous avons le sentiment qu'un nouveau roman national est en train de s'écrire. Il faut remonter à l'épisode «Oum Durman» et la folle liesse qui l'a suivi pour retrouver des sentiments collectifs aussi puissants. Sauf que la nouvelle page que les Algériennes et Algériens sont en train d'écrire dépasse de très loin l'enjeu d'une épopée footballistique. Il s'agit de remettre l'Algérie sur l'orbite de l'histoire, dans le championnat des nations. Et c'est nous tous qui sommes l'équipe nationale. Nous sommes tous Antar Yahia, avec des buts à la pelle contre le système. La foule était si compacte hier qu'au train où vont les choses, il n'y aura pas un centimètre de libre sur nos pavés et nos squares, et il va falloir réserver à l'avance, comme pour les spectacles à succès affichant complet, pour espérer avoir une place dans les manifs. Le ciel était couvert ce 8 mars, mais comme l'écrivait si bien le poète et cinéphile Abdenour Hochiche dans un statut lyrique sur Facebook : «Ne dites pas il ne fait pas beau parce que le soleil n'est pas dans le ciel, car aujourd'hui, il sera partout dans la rue.» De fait, le soleil était sur tous les visages ; des visages formant une formidable mosaïque sociale où il y avait beaucoup d'enfants, beaucoup de filles, de femmes de tous les âges, et pas que pour la circonstance qu'imposait le calendrier avec la Journée internationale des droits des femmes. «C'est une manif' familiale», observe un citoyen dans un sourire en relevant combien de manifestants ont fait effectivement le déplacement en famille comme on va à la plage. Dès les premières heures de la journée, des «vendredistes» impatients commençaient déjà à arpenter les sites emblématiques de l'agora algéroise : la Grande-Poste, la place Audin, la place du 1er Mai… De petits groupes se formaient, drapés de l'emblème national, une rose à la main. Il est un peu plus de midi. Il y a déjà foule à la place Audin. Ayoub, 25 ans, électricien auto, revêtant un t-shirt de l'équipe nationale, tient une boîte en carton pleine de pancartes qu'il propose aux participants à la manif'. On y lit : «Non à la provocation du peuple. Silmiya (pacifique) hadhariya (civilisée). Non au 5e mandat.» «J'en ai tiré 2000. Toute la famille y a contribué, même les petits», dit-il. «Déjà en 2014, quand il a rempilé, ma hmalt'hache (je n'ai pas supporté). Qu'ils nous mettent un homme aussi malade est une provocation. C'est le sens de ce slogan», explique-t-il. Smain est venu avec ses enfants. Il habite El Harrach. «Ce sont des moments qui vont rester dans leur mémoire», lance-t-il. Mohamed-Anis, 47 ans, est venu lui aussi avec ses enfants. «L'aîné a 20 ans, il est avec ses copains», confie-t-il, serein. Mohamed-Anis nous dit être un «ancien FLNiste» et un ex-syndicaliste UGTA. «J'ai quitté le FLN à cause de Belkhadem», dit-il. Pour Mohamed, ces moments sont «formateurs» pour les jeunes pousses. «C'est pour qu'ils apprennent à manifester, à protester, à s'organiser et à défendre leurs droits. Je suis sûr qu'ils seront meilleurs que nous pour ça. Ces images vont les marquer à jamais», argue-t-il. La foule grossit au fil des minutes. A 13h, la place Audin est noire de monde. Bientôt, ils seront des centaines de milliers à remplir les places et les grandes artères de la capitale, de la place du 1er Mai à la Grande-Poste, dans une ambiance festive, bon enfant. Les pancartes et les slogans sont un peu plus soignés, plus affinés. Alors qu'une immense banderole officielle trône au-dessus de la place Audin avec l'inscription : «Eléction présidentielle, ensemble pour l'Algérie. 18 avril 2019», celle-ci apparaît d'emblée anachronique sous les cris des manifestants qui scandent : «Djazaïr horra dimocratia», «Y en a marre de ce pouvoir», «Editou lebled ya essarquine» (vous vous êtes accaparés du pays bande de voleurs), «Sa nassir sa nassir, hatta yahdoutha ettaghyir» (nous marcherons jusqu'à ce que se produise le changement), «Fel Assima, makache el cachir», «Makache el khamssa y a Bouteflika/Djibou el BRI ou zidou essaîqa», «Ya Ouyahia, plastek fel Harrach» (Ouyahia, ta place est à la prison d'El Harrach). «La patrie est aux riches et le patriotisme aux pauvres» Une immense banderole près de l'agence Air Algérie s'écrie : «Manahergouche lel ghorba, nahargoulkoum rasskoum» (on ne brûlera pas les frontières, on brûlera vos têtes). Une autre, avec la silhouette d'un homme en fauteuil roulant, proclame en grand : «La lil ouhda el khamidja» (non au sale mandat). Des jeunes ont gravé sur un large carton : «Plan D : aqatlouna» (plan D : tuez-nous !) On a repéré aussi ce beau slogan : «Le mandat du peuple». Une dame arbore ce slogan cinglant : «La patrie est aux riches et le patriotisme aux pauvres». Une jeune femme a fabriqué pour sa part un semblant d'écran de télévision parodiant le JT avec ce bandeau : «8 mars 2019 : ma conscience ne me laissera pas tranquille si je ne dis pas mon mot». Elle nous déclare : «Je n'ai jamais fêté le 8 Mars. Il a quelque chose de discriminatoire à l'égard des femmes. Aujourd'hui, c'est un jour pour tous les citoyens, dans la communion, afin de retrouver notre liberté. C'est un moment historique !» Une manifestante a mis en avant cet écriteau féministe : «Ne me libère pas, je m'en charge». Meriem, une manifestante pleine de fougue, a écrit : «8 mars 2019 : Choujaâa djazairiya (courageuse algérienne)», et sur l'autre face : «Pour un changement radical». Meriem nous dit : «Je suis là pour les jeunes Algériens. Je suis là pour une meilleure vie pour notre jeunesse. J'ai trois garçons, j'ai une bonne situation et mes enfants aussi. Mais je pense aux jeunes qui sont mangés par les poissons (les harraga, ndlr). Nos dirigeants mangent du poisson et nos enfants servent de chair aux poissons.» Lynda, 31 ans, directrice commerciale dans une multinationale, brandit une pancarte avec ces mots en anglais : «March like a girl» (littéralement : «Mars comme une fille» mais qui suggère aussi «Marche comme une fille»). «Je l'ai écrit avec du rouge à lèvres», explique Lynda. «Je veux exprimer la présence de la femme algérienne dans ces marches.» Elle ajoute : «Je n'aimais pas du tout la façon dont le 8 Mars était célébré en Algérie. C'est une fête où on occultait en réalité le droit des femmes. Aujourd'hui, je veux que ça soit un acte symbolique pour dire qu'on a encore des batailles à mener et je veux que ce système soit changé pour un meilleur pour tous les citoyens, hommes et femmes.» Sid Ali Koudri Filali, une des figures emblématiques des manifestations contre le 4e mandat, savoure chaque miette de cette joyeuse insurrection : «Je vis ça avec une extrême émotion. On a longtemps attendu ce moment. Ce qu'on est en train de vivre aujourd'hui, c'est un cumul de luttes. C'est la résultante du Printemps berbère, d'Octobre 1988, ce sont les gens qu'on a jetés en prison, les journalistes qu'on a incarcérés… C'est le fruit de ceux qui sont sortis en 2011, en 2014, pendant le Printemps noir… C'est grâce à tous ces gens-là qu'aujourd'hui, les Algériens n'ont plus peur. Ils se sont réapproprié l'espace public, femmes et hommes. C'est un pied de nez à tous les rétrogrades, aux islamistes, à ceux qui veulent foutre leur nez dans les affaires algéro-algériennes. Aujourd'hui, on est fiers d'être ce peuple qui crie haut et fort : vive la démocratie, vive la République !» A noter que les manifestations se sont déroulées dans le calme jusqu'en fin de journée. La marée humaine massée à la place Audin a ensuite marché peu avant 14h jusqu'à la Grande-Poste avant de bifurquer vers l'avenue Pasteur via le boulevard Khemisti, puis emprunter le tunnel des facultés. L'accès au boulevard Mohammed V était barré par une haie de policiers décontractés. Les manifestants sont revenus à la place Audin avant de remonter la rue Didouche. Nous avons, pour notre part, rejoint la rue Hassiba Ben Bouali via l'avenue Victor Hugo. La rue Hassiba s'était elle aussi transformée en un long fleuve humain. A la place du 1er Mai, la même atmosphère régnait, avec les mêmes images de fraternisation et d'euphorie. Nous n'avons relevé aucune violence dans tous les carrés où nous avons pu nous rendre.