Investissement dans les ressources humaines, développement de leur propre réseau de distribution, partenariat avec les étrangers… Si la Kabylie est aujourd'hui le deuxième plus grand pôle industriel spécialisé dans l'alimentaire du pays après Alger, ce n'est pas le fruit du hasard. Enquête. Elles sont passées du statut de petite entreprise familiale à grand groupe industriel. Comment expliquer le succès de ces entrepreneurs qui figurent parmi les plus importants capitaines d'industrie du pays et sont tous… kabyle ? El Watan Week-end a demandé à des acteurs du secteur économique leur avis sur la question… Ils ont tous investi dans une région à laquelle ils sont attachés « Tous les chefs d'entreprise qui comptent sont tous des militants de la cause berbère, même si certain parmi eux ne l'affiche pas publiquement, révèlent des élus locaux. Ce qui explique pourquoi ils ont choisi d'investir en premier dans leur région d'origine… » Cet attachement aurait aussi coïncidé avec la volonté de bâtir quelque chose dans une Kabylie marquée par l'histoire. « Où l'appareil productif a été mis à genoux pendant le terrorisme », insiste un de ces capitaines d'industrie. Où les entreprises, considérées jusqu'alors comme les fleurons de l'industrie algérienne sont devenues des hangars hantés. Il rapelle qu'après les événements de 2001, une douzaine de PME, employant entre 20 et 50 personnes ont été contraintes de fermer ! Si les risques d'émeutes, la multiplication des enlèvements, la montée du banditisme, mais aussi l'absence d'infrastructures avaient de quoi décourager les investisseurs, ceux du cru ont voulu résister à leur manière. « D'autant qu'en parallèle, l'Etat s'est désengagé du gros de l'activité économique locale », poursuit-il. Pour les entrepreneurs, il s'agissait alors de relever le défi, et de se substituer les pouvoirs publics. « Les pressions exercées ensuite à l'encontre de ces entrepreneurs ne les ont pas fait céder : ils ont construit un pôle industriel des plus compétitifs et imposé le monopole sur certains produits alimentaires tels le lait, les produits laitiers, les boissons, l'huile… » Ils ont su résister aux freins bureaucratiques Aujourd'hui, les puissants groupes émiratis plient bagage, entre autres, à cause de la bureaucratie. Les capitaines d'industrie algériens sont bien placés pour en parler. « Obtenir une signature pour acquérir un terrain ou un permis de construire, obtenir un raccordement aux réseaux d'assainissement, d'eau ou d'électricité… les entrepreneurs de Kabylie ont fait et font toujours face à de véritables contraintes administratives », assure l'un d'entre eux. Pour échapper à la mainmise des banques publiques, ils ont investi au fur et à mesure sur leurs fonds propres, quitte à vendre des biens personnels pour assurer leur indépendance financière. Sans parler des avantages accordés aux étrangers — espagnols, chinois, canadiens — pour travailler dans la région. « De hauts cadres nous ont promis toute l'aide nécessaire si nous renonçons à notre investissement et sa délocalisation vers d'autres régions du pays », confie un chef d'entreprise qui n'a pas cédé. Et pour être plus forts, ils se sont rassemblés autour des chambres de commerce et d'industrie de la Soummam et du Djurdjura, devenues des espaces de concertation et de défense de leurs intérêts. Ils ont investi dans les dernières technologies Prenant conscience que le développement de l'entreprise passera inéluctablement par la modernisation de l'outil de travail, les entrepreneurs de la région ont, grâce notamment à l'aide de la communauté algérienne installée à l'étranger, su mobiliser des réseaux pour importer les machines les plus appropriées à leur production. Les premières machines modernes sont arrivées dans les années 1990, transformant les petites fabriques en véritables usines, grâce aussi à l'aide des fournisseurs étrangers qui leur assuraient des facilités de paiement et des formations. Les années passant et les résultats renforçant les capacités de l'entreprise, les investisseurs se sont ensuite intéressés aux salons et foires spécialisés en Algérie ou à l'étranger pour se tenir au courant des dernières nouveautés dans leur secteur et des possibilités de mettre à niveau les anciennes installations. Résultat : une meilleure maîtrise des coûts leur a permis de réaliser des chiffres d'affaires de plus en plus importants. Aujourd'hui, on ne parle plus d'usine de fabrication mais de chaîne de production. Et l'usine des années 1990 s'est muée dans les années 2000 en complexe industriel. Ils ont investi dans les ressources humaines Les industriels ont rapidement compris la nécessité d'investir dans l'humain et en ont fait leur cheval de bataille : face à la modernisation de l'outil de production, ils ont aussi rompu avec les vieux réflexes consistant à considérer le travailleur comme un simple ouvrier. Pour l'ancien personnel, un recyclage s'est imposé, et pour les nouveaux, une formation adéquate a été dispensée. « On a aussi proposé de vrais plans de carrière à notre personnel en les formant et en les responsabilisant », souligne un entrepreneur. Cevital, Soummam ou Pâturages d'Algérie, pour ne citer que ceux-là, ont ouvert leurs propres écoles de formation dans des spécialités inexistantes en Algérie, notamment dans des domaines qui relèvent parfois de la nanotechnologie. Tout cela, en nouant des relations avec les universités algériennes et étrangères (Grenoble, Toulouse, Yale au Canada) dont ils financent de nombreux projets de recherche. « Par le transfert de technologie avec les partenaires étrangers, ils se sont ainsi protégés contre d'éventuels barrages que pourrait dresser l'Etat central, explique un élu de l'opposition. Car quand un étranger est partie prenante dans un projet, l'Etat s'abstient de chercher la petite bête… » Ils ont transcendé le modèle de gestion familiale Finie l'époque où les décisions étaient prises dans le salon de la maison : les réunions du conseil d'administration ont pris la place des réunions familiales Aujourd'hui, les employés participent à la gestion de l'entreprise. La plupart de ces capitaines d'industrie disposent d'un MBA en management qui leur a permis de réorganiser l'administration et de l'adapter à ce qui se fait ailleurs dans le monde de l'entreprise. « Le directeur de l'administration et des finances (DAF) est devenu le principal conseiller et maître de la décision après les exposés des différents départements, et la caisse de l'entreprise est verrouillée aux dépenses inutiles », énumère un entrepreneur. « Le directeur de production assure le bon fonctionnement du personnel et du matériel. Le directeur commercial se préoccupe de la conquête de nouveaux marchés et le bon fonctionnement de la distribution lui incombe. Une forme moderne de séparation des pouvoirs, des attributions et des devoirs. L'entreprise marche selon un plan annuel avec des objectifs tracés préalablement par le conseil d'administration. »