Après l'avant-première algérienne, Bab El Web, le dernier film de Merzak Allouache, est sur les écrans français depuis le 16 mars, avec une sortie très correcte dans une centaine de salles, dont plus d'une vingtaine sur Paris et sa périphérie. En d'autres termes, Bab El Web ne reproduira pas le score record de Chouchou et ses quatre millions d'entrées. Et pour cause. Bab El Web consacre, en effet, le retour d'Allouache dans sa ville, son quartier. Confirmant en cela qu'il demeure avant tout un cinéaste du terroir, tout comme Youssef Chahine que sa formation américaine n'a jamais détourné de son Egypte profonde... même lorsqu'il filme New York ou L'Expédition de Bonaparte. Tout en se présentant comme une comédie populaire dans laquelle situations, gags, personnages ou répliques visent à faire rire, Bab El Web véhicule un discours et la vision d'un chroniqueur des jours et des époques génératrices d'une malvie, laquelle parcourt l'ensemble de la filmographie de Allouache depuis Omar Gatlatou (1976). Relire celle-ci traduit une sorte de continuité thématique, même si elle reste frappée du sceau de l'évolution et d'une maîtrise cinématographique assurée, comme c'est le cas dans Bab El Web dont les somptueuses images sur écran large témoignent d'un amour profond pour une ville Alger - et un quartier - Bab El Oued -, celui-là même qui a vu naître le cinéaste attaché à ses racines géographiques et culturelles... jusqu'à faire d'ailleurs d'Alger un personnage à part entière dans lequel humour et poésie cheminent de concert. Comme souvent, chez Allouache - hormis peut-être Bab El Oued City (1993) - l'intrigue proprement dite est secondaire et anecdotique, n'en déplaise à certains critiques qui ont une conception « figée » du scénario, à savoir un récit charpenté avec une colonne vertébrale qui épouse la sacro-sainte progression dramatique. Avec Allouache, rien de tout cela. Ses références à l'âge d'or de la comédie à l'italienne ne l'ont jamais quitté. Ce qui l'intéresse pour faire avancer son récit, ce sont d'abord et avant tout ses personnages qu'il fait progresser à saute-mouton (clin d'œil au japonais, le bélier confident de Kamel/Samy Naceri) d'une scène à l'autre, et selon le principe de saynète se déclinant l'une par-dessus l'autre, à l'instar de ces poupées russes qui se désemboîtent l'une après l'autre. Aussi rien d'étonnant si le sel du film se trouve dans les rapports entre les personnages des deux frères, Bouzid alias Matrix (Faudel) et Kamel (Samy Naceri) ; le taciturne au cœur tendre éveillé à l'amour par la séduisante Laurence (Julie Gayet). Comme son complice et ami Gad El Maleh, Merzak Allouache est avant tout un observateur lucide du réel qui « pioche » çà et là des détails qui font sens, au point que la fiction se pare de vertus documentaires. Avec cependant un souci constant, celui de tordre le cou aux clichés et stéréotypes qui font le lit des réducteurs journaux télévisés de 20 h (voir le loufoque convoqué par le personnage truculent de la femme « faussement » accidentée et que le « J et B » ne rebute guère...) Nous le disions plus haut, l'intrigue n'est qu'un prétexte pour dévoiler le dehors (le contexte) et le dedans (le moi intime). Aussi, la première réussite réside-t-elle dans les rapports complexes qu'entretiennent les deux frères, fruit sans doute d'une histoire familiale aux allures de tremblement de terre (Alger en est souvent l'objet). Kamel et Bouzid sont, en effet, des « immigris » réimplantés dans une Algérie qui en a fait des poulbots, vivotant au gré des petits boulots (étals de cigarettes) et des combines (les combats de béliers). La sœur porte le voile, mais fume et fréquente deux fiancés à la fois ! Laurence, comme l'héroïne de L'Autre monde, est le produit de l'histoire entre la France et l'Algérie (elle est issue d'un couple mixte) et transporte des blessures non cicatrisées, ce qui en cela la rapproche fortement de Kamel campé par un Samy Naceri qu'on a rarement vu aussi crédible à l'écran, jouant sur un registre d'intériorité et de sobriété. Faudel incarne un Bouzid convaincant de bonne humeur sans doute puisée dans l'oxygène que lui procure le voyage sur le net qui lui a fait connaître Laurence... Avec Bab El Web, Allouache confirme qu'il est devenu en dix ans un cinéaste de l'entre-deux-rives. Ce qui l'intrigue et le passionne au plus haut point, ce sont tous les personnages façonnés par l'histoire enchevêtrée des rapports franco-algériens. Des personnages « doubles » enfants de couples mixtes ou immigrés à cloche-pied sur des frontières entre la France et l'Algérie, en quête d'une harmonie qui fonctionne au plan intellectuel, mais qui trébuche lorsqu'il est question de la vraie vie au quotidien. C'est désormais un aspect essentiel de l'histoire entre la France et l'Algérie. Et Bab El Web nous le dit bien : le cinéma algérien, c'est aussi celui-là qui creuse la quête éternelle d'une identité plurielle et protéiforme.