De nombreux hommes d'affaires et des personnalités politiques sont concernés par les enquêtes sur les gros dossiers liés à la corruption. Parmi ces derniers, ceux de Sonatrach, de l'autoroute Est-Ouest, de Khalifa, de la GCA, du trafic dans l'achat de postes de député, etc. Des affaires qui mènent inévitablement à Saïd Bouteflika, le frère du Président démissionnaire. C'est la boîte de Pandore que la justice est en train d'ouvrir. Ira-t-elle jusqu'au bout ? C'est la panique chez les hommes d'affaires et les personnalités politiques depuis que la justice a décidé d'ouvrir les dossiers de corruption, dans un climat de forte tension et de contestation populaire. Très en retard, le communiqué du procureur général près la cour d'Alger mettant en avant «le respect du droit à la présomption d'innocence» et «du secret de l'instruction» n'a pas, pour autant, dissipé les appréhensions des uns et des autres, notamment en ce qui concerne la rapidité des enquêtes préliminaires, le choix des dossiers traités et les décisions de mise sous mandat de dépôt. Il faut dire que les événements de la semaine écoulée ont fait l'effet d'une bombe. D'abord, la remise par le parquet de Sidi M'hamed près la cour d'Alger de convocations à l'ex-Premier ministre, Ahmed Ouyahia, et au ministre actuel des Finances et ancien gouverneur de la Banque d'Algérie, Mohamed Loukal – convocations qui ont fait couler beaucoup d'encre –, puis l'audition par les gendarmes du patron du groupe Cima Motors, Mahieddine Tahkout, dont on ne connaît toujours pas le contenu, ensuite le PDG du groupe Cevital, Issad Rebrab. Au moment où ce dernier était dirigé devant le tribunal de Sidi M'hamed, les puissants frères Kouninef, Réda, Abdelkader-Karim, Noah-Tarek, propriétaires du groupe KouGC, deux de ses dirigeants, dont le gérant, ainsi que six cadres du ministère de l'Industrie et de l'Aniref (Agence nationale d'intermédiation et de régulation foncière) sont interrogés par les gendarmes sur un lourd dossier lié à l'obtention des contrats de réalisation de trois parcs industriels pour un montant de 17,8 milliards de dinars. C'était à l'époque de l'ex-ministre de l'Industrie, le controversé Abdesselam Bouchouareb, membre du gouvernement de Abdelmalek Sellal. Pour les plus avertis, cette affaire ne sert en réalité que d'ouverture à la voie qui mènera inévitablement vers de nombreuses personnalités. D'abord, Saïd Bouteflika, frère du Président démissionnaire, qui a permis aux frères Kouninef d'avoir accès aux cercles de décision de l'Etat, de peser sur les orientations et de bénéficier de la commande publique de nombreux secteurs d'activité (hydraulique, industrie, travaux publics, télécommunication, etc.), où les ministres jouaient un rôle de facilitateurs. Les cadres du ministère de l'Industrie évoquaient souvent les relations entre leur ancien ministre, Abdesselam Bouchouareb, et les frères Kouninef, mais aussi les pressions exercées sur leurs collègues de l'Aniref pour que KouGC prenne une grande part des marchés, suivi de Ali Haddad, patron de l'ETPHB (en détention). Il est vrai que KouGC a obtenu trois parcs, pour un montant de 17, 8 milliards de dinars, et Ali Haddad, un seul (dans la wilaya de Boumerdès, où une enquête est ouverte), à 2,5 milliards de dinars, mais les deux projets n'ont pas été réalisés, alors que plus de 30% de la valeur des marchés ont été avancés. Saïd Barkat, Amar Saadani et 3000 milliards de centimes de la GCA Une enquête judiciaire à charge et à décharge, loin de toute pression et règlement de comptes, devra conduire inévitablement à l'audition de Abdessalem Bouchouareb, mais surtout de Saïd Bouteflika, qui risque également d'être épinglé dans d'autres affaires ouvertes par la justice et qui touchent directement les hommes du clan présidentiel. D'abord, l'affaire Khalifa, dont la plus importante partie du dossier, à savoir Khalifa Airways (plus précisément les transferts illicites) est restée pendante au tribunal de Chéraga, sans que l'instruction judiciaire ne soit achevée. La reprise de celle-ci va lever le voile sur tous les responsables politiques, à commencer par les frères Bouteflika, qui ont bénéficié de transferts de fonds vers l'étranger et de cartes bancaires et de crédits. L'autre dossier encore plus important est celui de Sonatrach, au centre duquel se trouve l'ancien ministre de l'Energie, Chakib Khelil, et qui lui a valu, en mai 2013, un mandat d'arrêt international, lui, son épouse et ses deux enfants, ainsi que son conseiller financier, Farid Bedjaoui. Celui-là même qui a été condamné par la justice italienne dans le cadre des commissions de plus de 197 millions d'euros, versées par Saipem, filiale du géant pétrolier italien Eni, aux responsables algériens pour obtenir des contrats dans le domaine de l'énergie. Ses déboires avec la justice algérienne ont été de courte durée. Débarqué de son poste par le clan présidentiel, Mohamed Chorfi est remplacé par Tayeb Louh, qui instruit les magistrats de suspendre les poursuites contre Chakib Khelil. La même justice a évité à Amar Ghoul, alors ministre des Travaux publics, longuement cité dans l'affaire de l'autoroute Est-Ouest, d'être convoqué par le juge, et Saïd Bouteflika l'a désigné sénateur du tiers présidentiel, dès son départ du ministère, lui assurant ainsi l'immunité parlementaire. Aujourd'hui, la justice est actionnée pour demander la levée de cette immunité à deux anciens ministres, eux aussi sénateurs du tiers présidentiel, mais pas à Amar Ghoul. Peut-on croire que ce dernier puisse échapper à une convocation du tribunal criminel, qui rejugera prochainement l'affaire (après son renvoi par la Cour suprême) ? Peu probable. Si le ministre de la Justice n'a pas, pour l'instant, demandé la levée de l'immunité parlementaire de Amar Ghoul, il a cependant introduit cette demande en ce qui concerne deux autres anciens ministres, Djamel Ould Abbès et Saïd Barkat, après le refus de ces derniers de se désister de ce statut. Ces deux personnalités du FLN, faut-il le rappeler, n'ont à aucun moment été inquiétées malgré les scandales qui les ont éclaboussées. C'est sous Saïd Barkat, ancien ministre de l'Agriculture, que l'affaire de détournement des fonds de la GCA (Générale des concessions agricoles), destinés à l'agriculture, a éclaté au grand jour. Au centre de ce scandale, le sulfureux Amar Saadani, alors président de l'Assemblée nationale et proche lui aussi de Saïd Bouteflika. L'enquête révélera que le plus gros de ces financements, soit plus de 3000 milliards de centimes ont été destinés à des entreprises appartenant à Amar Saadani. Certains cadres de la GCA ont alerté les autorités, des enquêtes ont été ouvertes, mais le principal mis en cause a réussi, grâce à ses protecteurs à la Présidence, à échapper aux poursuites. Saïd Barkat sera évincé en 2012, mais vite nommé sénateur du tiers présidentiel, alors que Amar Saadani se retrouve parachuté à la tête du FLN. Les deux responsables sont ainsi protégés de toute poursuite. Ould Abbès, Ghoul et Ould Kaddour Mieux encore. Saadani s'offre une villa à Hydra, pour plus de 70 millions de dinars, y fait des travaux et la revend à un homme d'affaires pour 240 millions de dinars. Il achète une société immobilière en France, où il acquiert une résidence, avec l'appui de son ami Saïd Bouteflika. L'enquête sur le dossier de la GCA ne s'arrêtera pas à Saïd Barkat. Elle aboutira nécessairement à Amar Saadani et Saïd Bouteflika, celui-là même qui a évité à Djamel Ould Abbès d'avoir des démêlés avec la justice à la suite de nombreuses affaires. D'abord celles où son fils, El Wafi, arrêté à la veille de la campagne électorale législative de 2017, avec d'importantes sommes d'argent en dinars et en devises, qui lui auraient été remises en contrepartie de places de candidature à la députation. Le même enfant a bénéficié d'un financement dans le cadre de la pêche, sans qu'il ne rembourse à ce jour ses dettes. Ould Abbès devrait également expliquer la gestion de son ancien département, le ministère de la Solidarité, sur laquelle un rapport noir a été dressé par l'Inspection des finances sans pour autant qu'il ne soit inquiété en raison de sa relation privilégiée avec le frère du Président démissionnaire. Autant dire que tous ces dossiers ne sont en réalité qu'une boîte de Pandore qui risque d'emporter de nombreuses personnalités du régime Bouteflika. Les mesures d'interdiction de sortie du territoire national touchent actuellement de nombreux cadres dirigeants, proches du cercle présidentiel, dont l'ex-PDG de Sonatrach, Abdelmoumen Ould Kaddour, mais aussi une vingtaine d'ex-ministres et une cinquantaine d'hommes d'affaires. Parmi ces derniers, 12 font actuellement l'objet d'enquêtes, dont 4, les 3 frères Kouninef et Ali Haddad, sont déjà placés en détention, alors que Mohamed Bairi, actionnaire avec l'homme d'affaires Mazouz dans la marque de véhicule Iveco et vice-président du FCE (Forum des chefs d'entreprise), et Mahieddine Tahkout sont toujours sous enquête de la gendarmerie. Pour sa part, Mourad Oulmi, patron de Sovac, a démenti avoir pris la fuite vers l'étranger. Dans une déclaration à El Watan, il a expliqué «avoir reçu une convocation alors qu'il se trouvait à l'étranger et que la deuxième convocation est prévue pour la semaine prochaine, une fois rentré au pays». En tout état de cause, toutes ces affaires ciblent aussi bien la sphère économique que politique. Leur ouverture dans un climat aussi tendu suscite déjà un vent de panique, surtout que chaque jour, de nouveaux noms s'ajoutent à la liste des personnes convoquées.