L'avion s'élança sur la piste pour prendre son envol. » (p.15) C'est à partir de là, de cette phrase qui clôt le premier chapitre des Figuiers de Barbarie(1), qu'apparaît la veine tragique des événements décrits par Rachid Boudjedra, la vie dramatique de Omar, Rachid (le narrateur), Zahir, Si Mostfa et autres Nadya... se succèdent aussitôt après tous les tournants du destin mouvementé de ces héros (anti-héros ?), avec les multiples péripéties qui retracent leur histoire greffée à celle de l'Algérie des années cinquante. De la façon dont les passages dramatiques du roman se succèdent, de la description de tous ces personnages, on a l'impression qu'un musicien accompagne le romancier dans son écriture. Il est certain que dans la façon dont Boudjedra développe son « récit », dont il captive le lecteur par « l'histoire de Omar » et l'ensorcelle en décrivant ce qui s'est passé en Algérie entre 1945 et 1962, les épisodes dramatiques jouent un rôle considérable. Des épisodes dans une certaine mesure autonomes, intervenant à courts intervalles. La grande originalité du roman est l'ampleur vertigineuse de la vie de ses héros, la richesse des caractères, la noblesse des projets et la profondeur, bien entendu, de la pensée des personnages. Le destin des Algériens, les chemins qui les amenèrent à la « Révolution » furent si pénibles et si complexes, semés qu'ils étaient de tant d'embûches, la voie vers « la lumière de la liberté » devait passer par un torrent de feu et de sang... que seul un talent, entièrement dévoué à ce pays, à ce peuple, éprouvant pour eux un amour sans borne, compréhensif à l'heure de la victoire comme à celle de l'amertume et de la déception, pouvait débrouiller tous ces fils emmêlés avec une précaution filiale alliée à une intelligence créatrice de haut niveau. Nous sommes subjugués par le sentiment d'un amour total, profondément humain, éprouvé par Rachid Boudjedra vis-à-vis de ses personnages ; cet amour est de même nature que celui « qui unit le romancier à son pays... à ces hommes et ces femmes qui font partie de son peuple » (dixit Kateb Yacine)(2) et, de ce fait, lui sont proches comme si des liens de parenté les unissaient indissolublement à lui. C'est la raison pour laquelle ils n'ont pas besoin d'être rendus meilleurs qu'ils ne le sont ; rien n'est à taire dans leur destin. Je ne veux parler ni de « Omar » ni de « Rachid » (le narrateur), qui luttèrent avec conviction pour l'avènement de l'indépendance de l'Algérie. Je ne parle pas non plus de tous ces héros/guides, tels que Krim Belkacem, Abane Ramdane, Amirouche que le destin amène avec une sorte de fatalité à s'entre-tuer. Mais considérant des personnages tels que Nadya (la mère d'Omar), cette femme profondément enracinée dans le terroir, tenaillée entre deux camps, telle que le désordonné Salim (frère de Omar) aveuglé par sa fureur de jeunesse, pouvons-nous dire qu'ils soient privés de la sympathie de l'auteur ? Pourtant, ils n'appartiennent aucunement au clan des « héros positifs » : combien de fois agirent-ils inconsidérément ! Pourquoi donc, en dépit de tout cela, notre cœur leur reste-t-il gagné ? Pourquoi suivons-nous avec autant d'angoisse et de douleur toutes les péripéties de leur destin compliqué et pénible ? Mais parce que, finalement, ils sont issus de ce même peuple, au nom de qui, sous nos yeux, s'accomplit la « Révolution ». Une « Révolution » qui a secoué le monde entier dans les années cinquante et qui continue à nous « secouer », nous « passionner » au point que... certains critiques ont conclu que ce roman décortique, en fait, « les dérapages de l'actuel pouvoir algérien », ou encore « porte atteinte à la mémoire de nos chouhada ». Boudjedra se défend : « Je suis romancier. Les Figuiers de Barbarie n'est ni un essai d'histoire ni un pamphlet politique. C'est une fiction sur les affres de la guerre (...). Dans mon roman, je n'ai insulté personne, ni les morts ni les vivants. Par exemple, je n'ai jamais dit que ‘‘je méprise Bouteflika''. Pour moi, il représente la ‘‘République'' et je suis un républicain convaincu. Cela ne m'empêche pas, bien sûr, de critiquer tous les ‘‘dérapages'' du passé et du présent. » (1) Editions Barzakh - 200 pages, Alger 2010. Editions Grasset, Paris 2010. (2) Kateb Yacine, Festival du théâtre professionnel, Alger 1985 (Kateb a toujours insisté sur l'amour qui doit lier l'écrivain à son peuple. (Voir le quotidien Enasr du 26 avril 2010.