« Je me souviens de la première projection de La Bataille d'Alger ! C'était à l'automne 1967 à Paris. Le cinéma devait être la cible d'un attentat et toute la sécurité avait été assurée par des trotskystes équipés de casques de motards ! » Rachid Dechemi, producteur, hausse les épaules et sourit. Oui, l'histoire se répète. Oui, finalement « tout est politique ». Mai 2010. Un comité proche de l'extrême droite menace de mener des actions spectaculaires contre Hors-la-loi, le dernier film de Rachid Bouchareb, en compétition au 63e Festival de Cannes. Personne n'a encore vu ce qui est annoncé comme la suite d'Indigènes, mais le film est sans doute celui dont on parle le plus depuis quelques jours. Après avoir mis la main sur le scénario, Lionnel Luca, député UMP des Alpes-Maritimes, accuse le réalisateur de « révisionnisme ». En cause : l'ouverture du film sur les massacres de Sétif. Le défilé qui fête la victoire des Alliés tourne à l'émeute entre Algériens et Européens alors que les nationalistes font valoir leurs revendications. « Le film ne représente pas la France mais l'Algérie, dénonce le député. Ce film n'a pas à être dans la sélection officielle française. » Contacté par El Watan Week-end, Benjamin Stora, écrivain et historien, analyse. « On se polarise sur 5 minutes du film alors que l'histoire se passe en France. Mais une partie de la classe politique française éprouve une grande difficulté à accepter le fait accompli de l'histoire, de la colonisation, des massacres, etc. On n'accepte pas de donner un statut à l'autre, de voir les acteurs comme des êtres autonomes qui existent en dehors du système colonial. Si le film est attaqué, c'est à cause de ça. » Rachid Bouchareb, que nous avons tenté de joindre via son attachée de presse, refuse de parler de la polémique et du film avant sa projection à Cannes. Mais ses déclarations lors du tournage à Sétif en juin 2009 ont été reprises partout. « Hors-la-loi va sans doute rétablir une vérité historique confinée dans les coffres. Je voudrais, à travers le cinéma, mettre la lumière sur une partie de l'histoire commune des deux nations. » « Darfour intellectuel » De quoi relancer un autre débat d'actualité : la fiction sert-elle à énoncer des vérités historiques ? Rachid Boudjedra qui dans son dernier roman Les Figuiers de Barbarie, avance qu'Abane Ramdane a été tué par Krim Belkacem, se retrouve aujourd'hui confronté à toute la famille Krim (voir contribution). L'an dernier, Anouar Benmalek dans Le Rapt, avait suscité la colère de l'Organisation nationale des moudjahidine en décrivant avec précision un événement tabou : les massacres commis à Melouza par le FLN contre des membres du MNA. « Quand Rachid Boudjedra dit qu'il veut raconter l'histoire par rapport à la façon dont un individu la vit, je suis d'accord avec lui, commente Rachid Dechemi. Mais décrire des situations très précises en mettant en scène des personnages historiques, cela crée un amalgame et trompe les gens. Que cherche-t-on en faisant cela ? » Un autre professionnel du cinéma qui tient à rester anonyme prévient : « Les susceptibilités sont encore trop grandes. Abdelkrim Bahloul aimerait faire un film sur Lounès Matoub mais s'il se fait, je peux vous assurer qu'il va déranger tous les berbéristes. Je crois qu'à l'heure actuelle, c'est une erreur de vouloir financer des films sur des personnages historiques. D'autant que notre histoire est encore trop opaque… » Et pour cause : alors que les protagonistes de l'histoire ou leurs familles alimentent la controverse, personne n'entend les historiens. « Il faut lire le dernier scénario qui a été proposé à l'ENTV pour un film sur la vie de Aïssat Idir !, témoigne un comédien qui a participé au casting. Ils ont transformé un homme de gauche en islamiste ! Tout ça pour être conforme au dogme de la télé ! » Pour Benjamin Stora, « le problème en Algérie, c'est que l'histoire a servi à légitimer l'Etat. Des vérités historiques se sont succédé, ont étés mises au secret, puis fait leur retour (Ferhat Abbas, Boudiaf…) selon les besoins des pouvoirs publics. On voit bien que les historiens sont absents du débat. Or, c'est à eux de dire : « Tel ou tel récit s'approche davantage des faits tels qu'ils se sont passés ». On ne peut pas demander aux écrivains, ou aux cinéastes, de nous transmettre une histoire réelle. Avec Apocalypse Now, Coppola n'a jamais voulu faire un film sur la guerre du Viet-Nam ! Pas plus que Michael Cimino avec Voyage au bout de l'enfer. La guerre n'était qu'un arrière-fond, elle servait de prétexte pour parler de la cruauté, de la folie. » Plus dur encore, Rachid Dechemi évoque « le Darfour intellectuel de l'Algérie. On a l'impression d'être dans un désert d'où émergent des sentinelles pour rappeler aux gens ce qu'ils doivent penser quand leurs paroles ne correspondent pas à ce qui doit être dit ! Ceci dit, c'est vrai, le cinéaste n'a pas à s'exprimer sur l'histoire : il n'est pas là pour faire des révélations. Il adopte juste un point de vue à un moment donné. Prenez Costa Gavras. Il n'a jamais prétendu faire de film historique ! » L'histoire vu par les victimes Ahmed Rachedi en sait quelque chose. Son film Ben Boulaïd, sorti l'an dernier, avait suscité les réactions de la famille de Boudiaf et des témoins de l'époque. « Le cinéma n'a pas pour mission d'écrire l'histoire, reconnaît-il lui-même. Nous faisons de la fiction, qui peut prendre comme point de départ un fait ou une réalité historique. Mais en aucun cas les films doivent être considérés comme une réalité, voir la réalité, même si nous pouvons souvent l'éclairer. » Cette année, il compte récidiver avec un film sur Krim Belkacem. Un film plus sensible, compte tenu des conditions dans lesquelles le héros de la Révolution a été assassiné. « Maintenant je dois attendre l'aval du ministère des Moudjahidine pour savoir si le film peut être avalisé d'un point de vue historique… ». Yacef Elhocine, producteur et frère de Yacef Sadi, producteur et acteur de La Bataille D'Alger, n'en revient pas de tout ce ramdam. « C'est exactement le même scénario que lors de la sortie de La Bataille d'Alger en 1970, relève-t-il. Mais, chose regrettable, ce qui pouvait être justifié lors de la sortie de La Bataille d'Alger, dix ans tout juste après l'Indépendance, se répète 50 après. Les mentalités n'auraient donc pas évolué. » En fait, les temps ont changé, comme le souligne Benjamin Stora. « On est entrés dans un monde différent. Avec la chute des idéologies, l'écriture de l'histoire ne se fait plus sur le héros qui avance mais sur le statut de la victime. Ce n'est pas propre à l'Algérie, conclut-il. On veut savoir pourquoi les gens ont souffert. Que les victimes demandent des comptes est une bonne chose, mais du coup, l'histoire a du mal à s'écrire dans des récits collectifs porteurs d'espérance. »