La confrérie de Rahmania a bouleversé l'Histoire de la Kabylie. «La Rahmania a réussi à s'adapter parfaitement à l'Histoire, la géographie et l'anthropologie de la Kabylie», déclare Saïd Djabelkhir, spécialiste du soufisme. Ce dernier renvoie la réussite de la voie de la Rahmania à s'implanter en Kabylie au charisme et au parcours de Sidi Mhamed Benabderrahmane. C'est «un Algérien qui est né et qui a grandi en Kabylie. Il a été profondément imprégné par la langue et la culture amazighes, bien qu'il soit issu d'une lignée maraboutique. En plus, il est arrivé au sommet des études religieuses scolastiques à la mosquée El Azhar, en Egypte, où il a enseigné durant près de trente années», rappelle Saïd Djebelkhir. Et de poursuivre : «C'est pour dire que le fondateur de la Rahmania est un très fin érudit et arabisant. Malgré cela, et comme le confirme son disciple, Sidi Abderrahmane Bachtarzi, dans son ouvrage Ghouniat Al Mourid, Sidi Mhamed ne parlait jamais l'arabe, il ne parlait que le kabyle et il ne parlait l'arabe que dans un cercle très restreint devant ses disciples les plus proches, pour leur expliquer des textes religieux.» L'un des éléments ayant contribué à la propagation de la Rahmania en Kabylie serait ainsi le mode de communication et la langue utilisée. Sidi Abderrahmane s'exprimait dans la langue de son peuple. L'islamologue rappelle à l'occasion que même les chants religieux s'interprétaient en kabyle : «Les chants spirituels de la Rahmania s'interprètent à ce jour en kabyle dans toutes les régions de Kabylie». Mais le plus important encore demeure aux yeux de notre interlocuteur la décision de Sidi Mhamed, qui «avait déclaré de son vivant que La »Khilafa », c'est-à-dire la succession dans la tarika, restera toujours en Kabylie, et que la source initiatique de la tarika et ses secrets ne sortiront jamais de Kabylie». Et d'ajouter : «Ce sont autant de raisons pour lesquelles il est impossible de comprendre le fond de l'enseignement spirituel de la Rahmania sans comprendre le fond de la culture et de l'esprit kabyles. Il est donc légitime de parler d'un islam kabyle. Il y a même des études académiques algériennes et étrangères sur ce thème.» La Rahmania se place du côté des opprimés Cette confrérie s'est toujours placée du côté du peuple opprimé, par les Ottomans d'abord, en affichant sa rébellion à l'occupation ottomane. Par la suite, cette confrérie organise la résistante conte l'occupation française. L'anthropologue, Kamel Chachoua, ayant mené des recherches sur l'islam en Kabylie, considère que «la Rahmania reste dans l'inconscient social national l'ordre qui s'est confronté le plus tôt et le plus violemment à la colonisation», faisant remarquer que «la zaouïa mère d'Ath Smaïl fut démolie deux fois, entre 1844 et 1857, et l'insurrection de 1871 reste jusqu'à présent confondue par l'historiographie nationale et officielle avec la tariqa Rahmania». D'ailleurs, durant cette insurrection, «Les khwans ont fait de quelques zaouïas de véritables régiments», atteste l'anthropologue. La Rahmania fonctionne selon l'ordre du mérite. «Sidi M'hamed Ben Abderrahmane marque la poussée d'une nouvelle figure de maître basée sur le mérite scolaire et institutionnel et non pas sur la filiation généalogique», assure M.Chachoua. De ce fait, cette voie a mis fin à la convoitise des uns et des autres, qui se disputent l'héritage. C'est d'ailleurs l'un des facteurs de l'évolution de la tarika. Cette évolution consiste en un changement opéré sur la règle régissant la transmission du savoir religieux, comme celle du pouvoir et des privilèges qui lui sont indissociables. Ces pouvoirs, qui ne pouvaient se faire auparavant que sur des bases héréditaires, c'est-à-dire qu'il fallait être né marabout pour y accéder, deviennent accessibles, même aux autres. «Elle n'était pas, une tariqa privée, attachée à une famille, un lignage et des héritiers», confirme M. Chachoua. La Rahmania a opéré également des changements structurant le fonctionnement de la zaouia selon un système de religiosité hiérarchisé : au sommet se trouve le cheikh de la tariqa siégeant dans la zaouïa mère. Au deuxième niveau, viennent les représentants qu'on appelle les «moqaddems». Ces derniers sont à la tête des branches, autour desquelles se regroupent les khouans «les frères». Ces derniers sont des serviteurs et adeptes de la confrérie. C'est ainsi que la Rahmania a permis aux habitants de Kabylie d'accéder au savoir religieux sans pour autant leur imposer trop de changements dans leur vécu habituel. – L'origine de la Rahmania La confrérie Rahmania est un courant soufi, fondée en 1774 par Sidi M'hamed Bou Qobrine en Kabylie. Jusque au XIX Siècle, ce courant a réussi à s'élargir à tout l'Afrique du Nord, a connu une forte audience. En 1971, coïncidant avec la chute de la Kabylie , la rahmanya connait un déclin en raison de la répression coloniale. Son fondateur, Sidi M'hamed est né au village des Ait Smail, l'actuel Bounouh (Tizi-Ouzou). Sidi M'hamed fonde d'abord une zawiya dans son village. Par la suite, il s'installe à Alger pour y fonder une autre zaouia à l'actuel quartier de Hamma. Sa zaouia qui rayonnera sur toutes l'Algérie, accueille les pauvres, les orphelins et les étrangers. Inspiré de la mystique soufie au courant de son séjour au Caire pendant 30 ans auprès du cheikh El Hafnaoui, Sidi M'Hamed avait introduit la tarika Khalwatia en Algérie. Il enseignera pendant environ 25 ans. Le jour où il avait senti sa santé affaiblir, il décide de rentrer chez lui, dans son village natal qu'il mourra en 1793 à l'âge de 73 ans. D. R. – «La Rahmania n'est pas algérienne, elle est universelle» L'Algérie a connu de nombreux courants soufis à travers son territoire. Néanmoins, certains spécialistes du soufisme estiment que seule la tarika Rahmania demeure exclusivement algérienne. Ce n'est en tout cas pas l'avis de l'islamologue Saïd Djabelkheir, qui affirme que «le soufisme est au-dessus de la géographie». M. Djabelkheir définit le soufisme comme «une tradition spirituelle humaine, un patrimoine et un héritage commun à toute l'humanité». Il rappelle également que «La Rahmania est une voie initiatique qui prend sa source en Asie, dans la Khalouatia, et son fondateur, Sidi M'hamed Ben Abderrahmane, l'a reçue en Egypte de son maître Sidi Mohamed Ben Salem El Hafnaoui». Notre interlocuteur regrette l'instrumentalisation des tarikas par les systèmes politiques maghrébins à des fins politiques. Ces systèmes, qui se sont installés après la colonisation, «se sont toujours disputé les tarikas, afin de les récupérer et de les instrumentaliser dans leurs politiques», rappelle-t-il. «La Rahmania n'est pas algérienne, elle est universelle. Il en est de même pour la Tidjania, qui est née en Algérie et que le régime marocain essaie de récupérer pour son propre compte», insiste l'islamologue. D. R.