Le pouvoir, aujourd'hui incarné par l'état-major de l'armée, est bien résolu à appréhender en termes de «crise» la formidable énergie positive qui réhabilite dans son estime propre le pays et l'engage sur les voies de la rédemption et du renouveau. On s'obstine ainsi à ne jurer que par les dangers du «vide», des coupe-gorges extraconstitutionnels ou autres vilaines velléités d'ingérence en gestation dans quelques contrées hostiles, pour appeler le «peuple» à la sagesse de rentrer chez lui et de laisser faire la lutte contre la «issaba» comme seule réponse à son aspiration de changement radical. Le mouvement populaire, qui a pu balayer deux rendez-vous électoraux pour la présidentielle en trois mois, après avoir fait avorter un 5e mandat préparé par les officines les plus retorses du sérail, impose une intraitable mise en quarantaine au gouvernement et ses ministres, maintient intacte une mobilisation – sans doute parmi plus endurantes, les plus assidues et les plus organisée de par le monde… se retrouve aujourd'hui à devoir faire plus et mieux pour convertir les tenants de la décision à l'évidence que rien ne sera plus comme avant. Plus de trois mois d'ébullition et 15 vendredis de mémorables démonstrations, sans que la violence n'ait eu droit de cité, sans que la scolarité ne soit perturbée, que les cursus universitaires ne soient compromis, malgré une implication massive des étudiants et de leurs enseignants, et sans que l'appareil économique, déjà structurellement réduit à très peu de choses, ne subisse la syncope que nombreux experts ont craint comme inévitable… Dans la foulée, ce furent plus de trois mois d'apprentissage de cohabitation, voire de communion entre des franges sociétales, des groupes politiques et des particularités régionales que l'on pensait jusqu'ici clivés sans rémission. Cette parenthèse de grâce politique, qui n'est sans doute pas près de refermer, a vu aussi naître des forums populaires de discussions, se révéler ou se confirmer des vocations d'animation citoyennes, émerger des élites et des leaders d'opinion, dont le nombre et la diversité ne sont pas forcément le signe de la division, comme il serait loisible de le redouter. Un mouvement profus en esthétique et en images également, dont il ne faut pas sous-estimer l'apport dans la structuration d'une conscience sociale et politique dans l'avenir immédiat en rupture avec des épisodes mortifères de luttes vécus dans le passé. C'est sans doute cette générosité et cette exemplarité que fait valoir de plus puissant le mouvement du 22 février face au monolithe aujourd'hui lézardé du «système», en attendant que la mécanique proprement «politique» puisse enfin avoir les conditions de prendre ses droits et de se développer. Et ces conditions-là dépendent de la bonne volonté du pouvoir, et de personne d'autre, et de sa capacité à bien «recevoir» les messages que les Algériens se dépensent à délivrer sans s'emporter et sans s'essouffler depuis plus de 15 semaines. Les décideurs demeurent pour l'heure prisonniers de logiques en décalage criant avec le nouvel état d'esprit du pays, même si chaque jour qui passe leur administre la preuve qu'ils sont de plus en plus isolés et désarmés, quoi que laisse croire la puissance théorique d'institutions dont le régalien, faut-il le rappeler, ne tient qu'à l'assentiment contractuel du «peuple» au nom de qui est exercé le pouvoir, établie la Constitution et rendue la justice. Etrange que cette obstination des hommes du pouvoir à s'agripper aux résidus illusoires de leur ancienne puissance, quitte à être poursuivis jusqu'au pied de la Kaaba par le fatidique «Yetnahaw gaa !», comme a pu le subir récemment le malheureux Bedoui, au moment où tout le pays les invite, avec le sourire (en tout cas pour le moment), à sauver ce qui peut l'être de la face, en passant le témoin sans calculs foireux à d'autres Algériens, aux nouvelles générations.