Ecran géant barrant la façade d'un centre commercial répand un vertige d'images sur l'avenue piétonne de l'Istiklal, au cœur du fameux quartier Béyoglu à Istanbul. Istanbul. De notre envoyé spécial Le spot célèbre les atouts de la Capitale de la culture européenne 2010 en puisant dans des symboliques qui, pour le profane, n'ont rien d'européen justement. Sur la grande avenue, la vie grouille de mille feux. Quand dans la rumeur nocturne et le pouls grisant de cette artère illuminée par les enseignes tapageuses des grandes marques retentit l'Adhan de la prière du soir, l'on peut trouver également curieuse cette idée d'Istanbul Capitale de la culture européenne. Mais l'effet en est que l'ancestrale alchimie ne dépayse pas le touriste venu du Golfe ou du Maghreb et agrémente d'une touche exotique la balade du touriste allemand ou russe. « C'est vrai, ici, le touriste arabe ou musulman en général trouve tout l'attrait urbain et sophistiqué du cadre européen, mais il a en même temps, et cela est unique, cette atmosphère qui l'apaise, maintient le lien avec son identité », explique Adnan Sadiskoz, guide touristique à l'agence Karnak. C'est peut-être en Turquie, et particulièrement à Istanbul, que s'est jouée le plus la partie que s'est fait ce dialogue ou ce choc entre les civilisations. L'ancienne Constantinople, capitale de l'Empire chrétien de l'Orient, devenue ensuite siège de l'Empire byzantin jusqu'à la conquête turque musulmane en 1453, est à la bifurcation de l'histoire et de la géographie. Mais la ville donne l'air d'avoir consommé l'âge des chocs depuis fort longtemps pour n'être capable, désormais, que de dialogue et d'arrimage définitif à une laïcité assumée depuis que Kemal Atatürk a tranché dans le vif voilà bientôt un siècle. Laïcité, certes sporadiquement égratignée par le conservatisme velléitaire du parti au pouvoir depuis huit ans. Istanbul, métropole de quelque 18 millions d'habitants, est la seule ville au monde qui se revendique de deux continents. Il vous suffit de traverser l'un des deux ponts qui enjambent le détroit du Bosphore pour vous faire accueillir par un « Welcome to Europe » ou un autre « to Asia ». Les églises imposantes côtoient les mosquées somptueuses, les palais fastueux à l'européenne, comme le fameux Dolmabahça, voisinent avec le typiquement ottoman Topkapi Palace, l'ancien siège de la Sublime Porte. Les deux sont aujourd'hui érigés en musées, confondant dans la mémoire de la ville des legs qui, un peu partout ailleurs, ne cohabitent pas sans frictions ou ne cohabitent pas tout court. C'est de cette singularité que l'on semble tirer les arguments d'un produit touristique qui se vend fort bien depuis des années. D'Orient et d'Occident Istanbul est capitale de la culture européenne au moment où le pays se tourne vers le monde arabe, retrouve vigueur diplomatique et économique et affiche des ambitions conquérantes que symbolise le style tout ottoman de l'islamo-conservateur Erdogan. L'homme semble engranger, au-delà de la mesure, les dividendes politiques de son coup de sang au forum de Davos (janvier 2009), lorsque, exaspéré par les propos de Shimon Pères sur Ghaza, a claqué la porte de l'auguste assemblée, laissant en plan un Amr Moussa contrit et ne sachant plus dans quelle poche mettre ses mains. « Erdogan aurait pu se présenter à une élection présidentielle dans n'importe quel pays arabe et rafler haut la main les suffrages » glisse, malicieux, Adnan. Son agence, comme beaucoup d'autres dans le pays, constituent le fer de lance de cet élan tous azimuts qui vise à faire monter la destination Turquie dans le hit-parade des pays les plus fréquentés par les touristes dans le monde. 29 millions d'étrangers ont préféré la Turquie comme destination de vacances en 2009 ; un bond de plus d'un million de visiteurs comparé à l'année précédente. Le pays d'Atatürk ne recevait que 8 à 9 millions de visiteurs au début des années 2000, alors que dans les années 1980, seulement 2 millions s'y rendaient. Et l'on ne compte pas s'arrêter en si bon chemin. L'on vise aujourd'hui à conquérir les cœurs et les bourses de quelques millions d'autres. Pour aller jusqu'à combien ? Les professionnels turcs savent juste qu'il leur faudra chaque année faire plus que l'année d'avant, tout en composant avec une cadence de développement infrastructurel qui, malgré un époustouflant dynamisme, n'arrive pas tout à fait à suivre les performances des promoteurs du produit touristique local. Les hôtels haut de gamme poussent comme des champignons à Istanbul pourtant, mais l'engouement pour l'ancienne capitale du monde va trop vite pour les bâtisseurs et les hommes d'affaires. Les 90 grands hôtels 5 étoiles et les 200 établissements 4 étoiles d'Istanbul affichent déjà presque complet en ce milieu de printemps. L'autre prodige touristique turc, la fastueuse Antalaya, au sud du pays, destination privilégiée du touriste européen, aligne quelque 150 hôtels et complexes 5 étoiles le long de la côte méditerranéenne. Elle affichera complet à l'orée de l'été. Des racines et des ailes Capitale de la culture européenne ou pas, c'est du côté du monde arabe que l'on semble lorgner le plus en ce moment et depuis ce fameux 11 septembre dont la tectonique, décidément, fait riper bien des tendances et reconfigure sensiblement les relations entre l'Occident et le monde musulman. La crispation occidentale à l'encontre des musulmans fait, semble-t-il, converger ces derniers au pays d'Atatürk, même si jusqu'à présent le touriste en Turquie est d'abord allemand puis russe. Une nouvelle chaîne de télévision, la TRT, émettant exclusivement en arabe, a été lancée. Elle participe à consolider cette offensive de pénétration par l'image déjà inaugurée, avec la puissance que l'on sait, par la massive incursion des soap opéras turcs sur les écrans du Maghreb et du Moyen-Orient. 450 sociétés touristiques arabes ont été conviées à venir explorer le marché turc l'année dernière par le biais de la seule agence Karnak, et 600 professionnels de toutes nationalités ont pu ainsi être sensibilisés aux avantages de la destination en attendant le feed-back qui, sans doute, ne manquera pas de venir. Parmi eux, des Algériens, comme ceux invités, la semaine du 9 au 14 mai derniers, à un Eductour, parrainé par la Turkish Airlines et conduit par l'agence algérienne Four Winds Travels. Le ressentiment des Algériens à l'égard des Egyptiens, à l'issue des échauffourées passionnées de novembre dernier, n'est pas anecdotique pour les Turcs et il est, pour sa part, mis à profit. On nous avouera que l'on a vite fait de sauter sur l'occasion pour siphonner du touriste algérien et exploiter son divorce d'avec le pays du Nil. Là, on lorgne aussi du coté du tourisme médical. Parce que l'on sait que l'Algérien, un peu friqué, se fait soigner plutôt en France (voir encadré). Et l'on susurre que pour bientôt, les visas seront supprimés pour nos compatriotes, quitte de manière unilatérale par la diplomatie turque.