L'Algérie n'est certes pas le Soudan. Mais depuis qu'un même vent de liberté s'y est levé, les deux pays se trouvent projetés sur des trajectoires convergentes. Ils traversent surtout les mêmes zones de turbulences. Et butent sur le même écueil : le refus par l'autorité militaire d'une période de transition. Ce que les militaires soudanais viennent de retirer par la force des armes (leur engagement sur une période de transition dirigée par des personnalités indépendantes), c'est ce que l'état-major algérien refuse de concéder depuis le début. Tous les deux veulent réduire le changement à la seule élection présidentielle, dans les délais les plus courts et avec le même système de pouvoir. Les deux pouvoirs militaires de fait convergent sur l'essentiel : garder le contrôle et changer pour que rien ne change. L'axe Arabie Saoudite-Egypte-Emirats qui, avec le soutien des puissances occidentales et de la Russie, s'est érigé en gendarme de l'ordre conservateur dans le monde arabe et agit pour imposer une restauration autoritaire, est aujourd'hui le principal obstacle à toute démocratisation dans cette région. Son action se fait depuis l'intérieur des systèmes où il actionne ses relais locaux, le plus souvent et préférentiellement militaires, comme il l'a fait avec Sissi en Egypte, Haftar en Libye et aujourd'hui avec les militaires soudanais qui viennent de plonger leur pays dans un bain de sang. Que peut-il en être en Algérie ? L'Algérie Post-Bouteflika, une réorientation sous pression saoudo-émiratie ? Le fait est que le pouvoir saoudien et l'axe qu'il anime, sans trop s'en cacher, a fait de la gestion du hirak algérien et soudanais une priorité. Ce qui arrive aujourd'hui au Soudan, l'Arabie Saoudite l'avait programmé et revendiqué explicitement et publiquement il y a plus de 3 mois. Mais pas seulement pour le Soudan, également pour l'Algérie. On pouvait par exemple déjà le relever au détour de la longue enquête de The Guardian consacrée aux rivalités de pouvoir entre les réseaux du jeune Ben Salmane et ceux de son vieux père, une enquête qui a pu se baser, entre autres, sur des propos de membres de la famille royale soucieuse de faire oublier l'épisode de l'assassinat de Khashoggi. Dans l'édition datée du 5 mars, soit moins de deux semaines après le début du hirak en Algérie, il est fait état des divergences apparues entre le père et le fils sur la méthode pour répondre aux deux hirak, algérien et soudanais, notamment autour de «l'approche intransigeante» du jeune Ben Salmane qui réclamait de «réprimer les manifestants». On apprend ainsi qu'au-delà de ses divergences internes, le pouvoir saoudien est non seulement sur une ligne d'ingérence dans les deux pays, mais que le débat en son sein se situe déjà et uniquement sur le seul terrain opérationnel autour du choix de la méthode. Ce qui suppose qu'il dispose des moyens de son ingérence. Ceux-ci ne peuvent être que les relais à l'intérieur des pouvoirs locaux, on n'imagine pas les Saoudiens envisager et pouvoir débarquer pour réprimer par eux-mêmes les manifestants. Trois mois après, la répression sanglante menée par les militaires soudanais confirme la stratégie saoudienne de répression des hiraks, sa mise en pratique par le biais de relais locaux et l'existence de ces relais réceptifs à ses pressions. Aussi, la question est posée pour l'Algérie : quel est son degré de réceptivité aux pressions des Saoudiens et de leurs alliés émiratis et de quels relais locaux disposent ces derniers. La question est d'autant plus légitime si on met en parallèle, d'une part, le durcissement progressif de la répression des manifestations en Algérie, durcissement annoncé en fait dès leur début par le chef d'état-major revenu précipitamment d'une visite aux Emirats et qu'il met en œuvre progressivement et, d'autre part, la rupture d'équilibre de la politique étrangère algérienne dans le Golfe au profit de l'Arabie Saoudite. Alors que l'Algérie veillait à ne pas s'embarquer dans la croisade de l'Arabie Saoudite contre l'Iran avec lequel elle entretenait des rapports cordiaux et de nombreux projets de coopération, elle a adoubé le 30 mai à la conférence de la Ligue arabe où la représentait le chef de gouvernement contesté, un texte final, proposé par l'Arabie Saoudite, aux tons de guerre à l'Iran. Ce basculement est d'autant plus significatif que même du temps de Bouteflika, très proche pourtant des Emiratis auxquels il était redevable, les équilibres entre les différents centres de pouvoir et l'effet d'inertie d'une diplomatie héritée de la guerre de Libération avaient empêché tout alignement sur les Saoudiens. Est-ce le signe extérieur de prémices d'une recomposition interne sur le modèle autoritaire émirati ? L'influence émiratie en Algérie, peu connue du grand public et gérée avec opacité par les cercles du pouvoir en raison de ce qu'elle recèle d'accommodements douteux, est une des influences extérieures les plus importantes et les plus efficaces. Elle a été favorisée par Bouteflika qui a offert aux Emiratis une pénétration plus large dans les arcanes du pouvoir algérien où ils se sont constitués de solides relais. Elle s'exerce à l'intérieur même des rouages étatiques et des secteurs stratégiques comme l'armée. Les émirats, main basse sur l'armement algérien Les Emirats, petit pays confetti ne produisant aucune technologie, ont ainsi réussi, contre toute logique, à devenir les fournisseurs obligés pour l'armée algérienne d'armes parmi les plus sophistiquées et les plus chères, concurrençant miraculeusement les grands pays industriels et militaires. Ils sont non seulement devenus un des principaux fournisseurs de l'armée algérienne, mais ils la fournissent en armes qu'ils ne produisent pas et que l'Algérie aurait pu tout autant, voire mieux, acquérir à la source mais qui lui sont libellées au nom de sociétés émiraties fictivement productrices. Les Emirats captent ainsi, facilement, d'énormes dividendes indus aux dépens du Trésor algérien. Mais ils génèrent surtout, par artifice, une dépendance technologique, politique et militaire à leur égard lourde de dangers pour l'autonomie du pays et entretenue par leur force de frappe corruptive. C'est ainsi que l'armée algérienne a acquis en 2012 deux corvettes Meko fabriquées par le groupe allemand Thyssen Krupp, précisément sa filière de marine de guerre TKMS (Thyssen Krupp Marine Systems) pour la coquette somme de de 2,2 milliards d'euros. Sauf que l'acquisition n'a pas été faite auprès du groupe mais sur le papier auprès de la société émiratie Abu Dhabi MAR qui s'est positionnée tout simplement en bout de quai et a facturé la vente sans mettre un boulon dans le produit. La vente avait été négociée par Angela Merkel en personne auprès de Bouteflika lors de sa visite en Algérie les 16 et 17 juillet 2008. Elle a mis deux ans, comme cela se passe généralement, pour devenir une option. Et c'est à ce moment que la société Abu Dhabi MAR, créée ex-nihilo, va négocier son entrée dans le capital de Thyssen Krupp Marine Systems et négocier une joint-venture sur le segment des navires militaires de surface (donc les corvettes). Elle se «contente» de la vente sur le seul marché arabe, laissant tout le reste à Thyssen Krupp. Son argument pour rejoindre la joint-venture ? La garantie de la vente des deux corvettes à l'Algérie qu'elle met dans la corbeille mais dont elle se réserve la plus-value. Une entrée fracassante, sonnante et trébuchante, donc de Abu Dhabi MAR dans la joint-venture mais qui ne lui coûte en même temps rien : les 2,2 milliards d'euros de cette vente mais que vont débourser les Algériens eux-mêmes. Sauf que cette seule vente représente le double de tout le chiffre d'affaires de TKMS en 2009 qui est de 1,2 milliard. D'un point de vue juridique, une telle opération financière est assimilée à un «délit d'initié». Pour cela, il fallait des complicités au plus haut niveau de l'Etat et de la hiérarchie militaire. Mais les choses ne s'arrêteront pas là et brasseront des sommes encore plus considérables. En même temps que les corvettes, Angela Merkel avait négocié, dans le même voyage, la construction d'usines de fabrication de matériels de défense militaire et de véhicules pour l'armée et la police et un contrat pour la formation d'officiers algériens et la fourniture d'équipements électroniques pour les gardes-frontières pour 10 milliards d'euros. Sauf que là aussi, miraculeusement, une fois les choses avancées entre Algériens et Allemands, les Emiratis viennent s'insérer pour rafler la mise. Tous les prestataires sont exclusivement de grandes marques allemandes (Mercedes-Benz, Daimler, Deutz AG et MTU Friedrichshafen) mais pour mener à bout ces projets, notamment les usines à Tiaret, Rouiba, Aïn Smara et Khroub, le ministère de la Défense juge utile d'introduire dans la boucle le fonds émirati «Aabar Investments» au travers de trois sociétés à capitaux mixtes. A Khenchela, pour l'usine de fabrication de pistolets et celle pour la construction d'un véhicule blindé nommé Nimr pour le transport des troupes, c'est le fonds d'investissement émirati «Tawazun Holding» qui est introduit. Les deux figures d'une même pièce : émirats côté face, France côté pile. Israël en arrière fond Quelle utilité y avait-il pour l'Algérie de lier son sort et notamment le sort de son armée et de son armement à un pays qui ne lui est d'aucun apport technologique et qui joue un rôle régional trouble et déstabilisateur et le plus souvent contraire aux intérêts algériens comme on le constate en Libye, mais aussi en Tunisie et au Maroc ? Ces associations avec les Emiratis se sont faites à un moment où l'Algérie regorgeait de capitaux et de toute façon, comme pour les corvettes, il n'y avait pas véritablement d'apport en capitaux de la part des Emiratis mais une anticipation sur leurs gains futurs. La seule utilité de cette introduction des Emiratis c'est de couvrir un système de commissions et de rétrocommissions qui n'aurait pas été réalisable avec les entreprises allemandes directement, celles-ci étant contraintes par une législation très sourcilleuse sur la corruption dans les marchés. Les Emirats, devenus le coffre-fort des oligarques algériens, offraient le service de couvrir ces pratiques. Mais ce faisant, pour couvrir ces opérations frauduleuses, on a fait rentrer le loup émirati dans la bergerie Algérie et même dans le refuge du berger, l'armée. Le bénéfice ainsi concédé aux Emiratis est fabuleux. Le seul prix des deux corvettes représente une somme largement supérieure à tout le PIB actuel d'un pays comme la République centrafricaine et l'équivalent de la moitié du PIB de l'Algérie en 1970, largement productrice alors de pétrole avant sa nationalisation. D'ailleurs, cette somme hors norme intrigue alors que les nouvelles frégates également multimissions coûtent trois fois moins cher. Quant à la somme pour l'ensemble des contrats, 10 milliards d'euros, soit 5 fois plus, elle représente l'équivalent du budget annuel de l'armée algérienne et elle fait de l'Algérie officiellement le premier client à l'exportation de l'industrie de l'armement allemande. Cette diversification vers l'Allemagne aurait pu être un élément à la fois de modernisation et de consolidation de l'indépendance de l'armée algérienne. Sauf que non seulement il lie le sort de l'armée algérienne à un pays qui, du Yémen à la Libye, multiplie les ingérences déstabilisatrices aventureuses, mais surtout les Emirats ne sont qu'une devanture d'autres puissances, en l'occurrence ici, de la France. Qui se cache en effet derrière la société émiratie Abu Dhabi MAR ? D'abord, son patron Iskander Safa est un Français. Et puis, Iskander Safa fait partie de cette élite de Français d'origine libanaise qui sont devenus les nouvelles têtes de pont de la «Françafrique» et de ce qu'on pourrait appeler la «Françarabie». De Ziad Takieddine à Imad Lahoud, ce sont souvent eux qui mettent les mains dans le cambouis là où la France officielle se bouche le nez. Mais surtout Iskander est le patron français du groupe français les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) spécialisé… Dans les bâtiments militaires ! Et à ce titre fictivement «concurrent» de Abu Dhabi MAR, les deux sont en fait réunis dans la même puissante holding Privinvest et font de Abu Dhabi MAR le masque arabe commode à destination des «indigènes». Mais plus que tout cela, Iskander est aussi connu publiquement pour ses liens privilégiés avec Israël et notamment le rôle de ses sociétés dans la sous-traitance de la flotte sous-marine israélienne. Pour ces raisons, Iskander est écarté de l'approvisionnement de l'armée au Liban où son président, le chrétien Aoun, qui le qualifie d'agent israélien, le considère comme une menace pour la sécurité libanaise. L'Algérie lui confie sa sécurité. Ce sont ces acteurs que leurs relais médiatiques locaux, comme Echorouk, pour mieux les vendre, présentent en mettant en avant leur identité «arabe» qui ferait barrage à l'influence française. On voit ainsi quelle influence réelle sert le discours démagogique sur l'identité «arabe». Les 20 ans de règne de Bouteflika nous ont appris que l'affichage patriotique sert toujours de couverture à la prédation et que ceux qui insultent haut et fort la France pour la galerie sont ceux qui s'en servent et la servent le plus. Saadani avec son appartement et sa carte de séjour à Neuilly et qui aboyait chaque semaine contre la France, le ministre des Moudjahidine Cherif Abbès insultant directement le président français et terminant avec une retraite dorée à Lyon, Bouteflika insultant la même semaine la France et allant se soigner chez ses militaires ont rabaissé le discours patriotique à un vulgaire écran de fumée pour mieux piller le pays. Que cherche à cacher le discours anti-berbère du chef d'état-major ? Avertissement. Cette contribution est basée uniquement sur des sources ouvertes (y compris celle de l'Etat algérien et de l'armée) accessibles à tous. Nous n'avons fait que les exploiter en recoupant les éléments et en cherchant derrière les façades les identités réelles, toujours en puisant dans leurs propres sources.