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« Face à des régimes autoritaires, l'Islam a animé l'émergence de sociétés civiles » Pierre-Jean Luizard. Historien, groupe de sociologie des religions et de la laïcité, CNRS, Paris
Spécialiste de l'Islam contemporain dans les pays arabes du Moyen-Orient, Pierre-Jean Luizard est un des invités des Débats d'El Watan, ce vendredi 28*. Il contribuera au collectif Les Sociétés civiles dans le monde musulman, qui sortira fin 2010 chez La Découverte. Vous intervenez aujourd'hui sur le thème « La laïcité à l'épreuve de l'Islam », un sujet dont vous êtes spécialiste puisque vous avez publié en 2008 un livre intitulé Laïcités autoritaires en terres d'Islam. Expliquez-nous ce concept de laïcité autoritaire… Il y a d'abord un constat : le monde musulman n'a pratiquement connu à ce jour que des laïcités autoritaires lorsqu'elles ont légitimé un pouvoir. Si la Turquie a été le seul pays à revendiquer explicitement sa laïcité, d'autres expériences ont mis en application des réformes laïcisantes, à des degrés divers. Il faut rappeler que, avec l'effondrement des deux empires musulmans, ottoman et iranien, au lendemain de la Première Guerre mondiale, c'est l'ensemble du monde musulman qui était désormais passé sous la domination directe d'une Europe conquérante. Dans ce contexte de débâcle généralisée, sont apparus des mouvements pour tenter de sauver ce qui était possible de sauver de l'indépendance de ces pays. Les nouvelles élites entendaient tourner le dos au passé musulman, rendu responsable de la faiblesse de leur pays face à l'Europe. Il s'agissait pour elles de s'emparer de la formule magique qui avait permis à l'Europe de s'imposer. Adopter les valeurs du vainqueur pour sauver sa souveraineté devint le leitmotiv de nombreux despotes réformateurs. Parmi les attributs de la modernité, reconnue comme seule source de puissance, il y avait les idéaux laïques. Les sociétés de ces pays issus du démembrement de l'Empire ottoman et de l'Iran ont subi une marche forcée vers une certaine modernisation menée par des élites autoritaires, le plus souvent militaires. La Turquie kémaliste a été le modèle pour tout le monde musulman. Elle a vite été imitée par l'Iran de Reza Shah (1921-1941), l'Afghanistan du roi Amânollâh (1919-1929) et, bien plus tard, par l'Egypte de Nasser, la Tunisie de Bourguiba, et les Républiques arabes socialisantes (Syrie, Irak, Algérie). Le monde arabe s'est engagé dans ce processus avec un quart de siècles de retard sur la Turquie, alors que cette dernière s'ouvrait enfin timidement au multipartisme. Cela explique qu'il n'y aura pas la radicalité ni les excès de la révolution kémaliste. Les pays arabes retiendront surtout de l'expérience turque le triomphe de l'idéal nationaliste ethnique et de l'Etat-nation ; sur le modèle européen, le rôle prépondérant des militaires, l'étatisme, la mainmise de l'Etat sur l'Islam, le parti unique et des réformes du statut personnel où Bourguiba fait figure d'avant-garde, surtout pour ce qui concerne le statut des femmes et le droit de la famille. Alors que des sociétés civiles commençaient à se manifester, souvent au nom de l'Islam, les professions de foi laïques ou laïcisantes ont été peu à peu perçues comme le corollaire de régimes dictatoriaux et/ou de la perpétuation de la domination occidentale. Vous en faites une démonstration pour l'Algérie des années 1990. Mais ce concept est-il toujours applicable à l'Algérie des années 2000 ? L'Algérie a été le dernier laboratoire de ce mouvement modernisateur dans le monde arabe. Plutôt que de laïcité, ce sont des réformes laïcisantes qui ont eu lieu et l'Islam a constitué dès le début de la lutte pour l'indépendance une base d'identification déclarée. A partir de la présidence de Chadli, on ne peut plus parler de laïcisation. Le pouvoir tente de s'approprier la thématique religieuse pour couper l'herbe sous le pied aux islamistes. Cette tendance s'est accrue avec la promulgation du code de 1984 sur la famille. La surenchère « islamique » ne peut remplacer la libre participation de tous au débat et à la vie politique, ni l'intégration politique des partis se réclamant de l'Islam sans que ces derniers ne soient que de simples faire-valoir. L'exemple de la Turquie, où l'AKP a finalement réussi à former un gouvernement sans pour autant susciter un coup d'Etat militaire, peut servir d'exemple à cet égard. Aujourd'hui en Algérie – et peut-être même en France –, un Algérien regarde un Français d'abord comme un chrétien, de même qu'un Français regarde un Algérien d'abord comme un musulman. Un clivage qu'il faut comprendre en regardant l'histoire coloniale… Oui, de façon paradoxale, c'est la France républicaine et laïque qui a assigné l'Algérie à son identité musulmane à l'époque coloniale. La France a en effet accordé la nationalité française aux juifs (décret Crémieux 1884) et aux chrétiens (Maltais, Espagnols, Italiens) d'Algérie, alors que les musulmans ont été exclus de la citoyenneté (ils n'étaient que « sujets » français). Pour quelle raison ? Probablement du fait de leur nombre, leur accorder les mêmes droits qu'aux autres aurait signifié la fin de la domination coloniale. L'Islam est donc devenu la religion du colonisé et l'Algérie, qui était auparavant un pays multiconfessionnel, s'est repliée sur une identité unique. On se souvient que parmi les républicains français les plus anticléricaux, Emile Combes s'est toujours opposé à l'application de la loi française de 1905, séparant l'Etat et la religion, aux musulmans d'Algérie. L'Etat colonial laïque ne pouvait laisser libre l'enseignement de l'Islam, car il se devait de le contrôler. Dès lors, la religion devint sans surprise une ressource essentielle de la lutte anti-coloniale. En contexte colonial, les idéaux républicains français ont été systématiquement retournés. Vous écrivez que le rapport entre les héritages de la domination coloniale et l'importation de conceptions laïques dans les pays musulmans est aujourd'hui au cœur des problématiques qui fondent les questionnements sur l'Islam. Pouvez-vous nous donner des exemples ? Le passé colonial est à l'origine de l'antagonisme récurent entre l'Etat et des mouvements se réclamant de l'Islam. La question est de savoir si la démocratie, ou une certaine forme de vie politique représentative, peut faire l'économie d'une séparation entre le politique et le religieux, quelle que soit sa forme. Quand certains islamistes clament que « la laïcité est l'arme des nouveaux Croisés », ils ne peuvent occulter qu'ils, eux-mêmes, sont le produit d'une certaine sécularisation. Leur Islam est devenu une idéologie de combat, sécularisée en tant que telle. Et participer à des élections vous place sous le signe de la souveraineté du peuple, même si on continue à se revendiquer de la souveraineté de Dieu. Face à des régimes autoritaires, l'Islam a animé de façon croissante l'émergence de sociétés civiles. Celles-ci ne demandent qu'à être reconnues.