Quand la tragédie grecque permet de poser la question du pardon politique et de la représentation des souffrances. Yavait-il une chance pour que l'histoire de Mossoul, cité millénaire, autrefois la Ninive mentionnée dans la Bible, conquise par les Arabes en 641 puis par les Moghols, récemment prise par l'Etat islamique, puis délivrée au prix de souffrances et de destructions considérables, croise celle de la tragédie grecque ? La rencontre s'est faite dans la réécriture par le dramaturge suisse Milo Rau, directeur du NT Gent (Belgique) de L'Orestie d'Eschyle. Milo Rau, journaliste, dramaturge et essayiste, a une passion pour la mise en scène d'événements historiques et des controverses qu'ils suscitent. Comment et pourquoi renoue-t-il les fils entre deux histoires, l'une européenne, l'autre étant celle du Moyen-Orient ? Le reportage dans le théâtre L'Antiquité grecque fournit l'argument, une vengeance sans fin, l'histoire présente – celle de Mossoul –, le drame, l'action en train de se dérouler. Milo Rau, en dramaturge consommé, mène de l'un à l'autre, fait alterner un texte inspiré d'Eschyle et des images tournées à Mossoul, il fait aussi dialoguer des personnages d'Eschyle, un auteur de l'Antiquité grecque avec ses propres personnages, et notamment l'immense comédien Johan Leysen, ou encore des Irakiens qui jouent le plus souvent leurs propres rôles. Ainsi, se tissent entre l'Antiquité grecque et notre monde contemporain des relations étroites autour de questions fondamentales. L'Orestie d'Eschyle, qui fournit la trame de la réflexion à travers trois pièces, Agamemnon, Oreste, les Euménides, traite de la question du meurtre, de la vengeance et du pardon : Agamemnon sacrifie sa fille, Iphigénie, pour obtenir le départ de la flotte grecque vers Troie. Son épouse, Clytemnestre, vengera sa fille en tuant son époux et sera tuée à son tour par son fils Oreste, qui refuse de laisser impuni le meurtre de son père. Oreste est poursuivi par les Erynies, les déesses de la vengeance, jusqu'à ce que celles-ci se transforment en déesses bienveillantes, les Euménides. Mettre en relation tragédie grecque et reportage à Mossoul, c'est faire de la tragédie un instrument pour interroger le présent, mais aussi rendre le passé présent. Par la magie du théâtre, le documentaire s'incarne, le spectateur ressent la présence physique des comédiens, d'autant qu'il y a deux comédiens d'origine irakienne, les langues se mêlent : arabe, anglais, flamand. Le dispositif capte ainsi toute l'attention du spectateur. Mais s'il la capte, ce n'est pas seulement par son ingéniosité, mais parce qu'il pose une question qui ne peut être tranchée d'avance, celle du pardon. L'oubli conscient : la possibilité du pardon ? La déesse Athéna qui, dans la pièce d'Eschyle obtient le procès qui permettra à Oreste de ne plus être persécuté par les Erynies, s'incarne dans une Irakienne : à la fin de la pièce, elle demande à des hommes de Mossoul de se prononcer sur le sort à réserver aux soldats de l'Etat islamique : la mort ou l'acquittement. Moment dramatique, où le mot décide des sorts de vie. Certains se refusent à pardonner. La ville détruite est là, personnage mutique, complètement effondré. Pour autant, même si le pardon est impossible pour ces combattants, aucun ne veut la peine de mort. La tension retombe, l'espoir est permis sans que pour autant les crimes soient effacés des consciences ou de la ville. Même si ces hommes ne deviennent pas bienveillants, le cycle infernal du crime et de la vengeance est interrompu. Mythe ou réalité ? Aux Irakiens de le dire. Au théâtre des Amandiers de Nanterre, l'espoir prévaut malgré tout. En tout cas, on voit un début, sinon de pardon, au moins d'oubli conscient pour laisser la vie reprendre ses droits. Ce que les Algériens ont su faire à différents moments de leur histoire. Ce qui reste entier, en revanche, c'est le problème de la représentation de la souffrance : Mossoul, ville martyre, peut certes faire l'objet de réflexions, que celles-ci émanent du monde occidental ou du Moyen-Orient, mais outre le fait qu'il s'agit de catégories contestables, – chacune de ces aires géographiques abritant plusieurs sensibilités et points de vue –, la relation entre ces mondes ne peut-elle s'établir qu'à partir de scènes de guerre ? Non que celles-ci doivent constituer un tabou mais ne favorise-t-on pas en les re-présentant une forme de voyeurisme ? Pour ceux qui les ont vécues, qui ont éprouvé dans leur chair la perte, les mutilations, un droit au silence, celui qui accompagne les tragédies, s'impose le plus souvent, quant à ceux que l'histoire a épargnés, qui vivent confortablement, ne devraient-ils pas mûrir la phrase célèbre du philosophe Ludwig Wittgenstein : «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.» Car, finalement, même porteuse d'une réflexion intéressante, la représentation des souffrances irakiennes laisse un malaise.