Depuis le début du hirak à aujourd'hui, on en est facilement à une centaine de prisonniers d'opinion, un chiffre qui est appelé, on en a bien peur, à augmenter, à en juger par la célérité et la frénésie avec lesquelles la justice et son bras sécuritaire arrêtent et jettent les activistes en prison, à tour de bras. Il ne se passe quasiment pas de jour sans qu'une nouvelle arrestation, une nouvelle rafle, ne soit opérée à l'encontre de figures emblématiques du hirak et autres manifestants pacifiques dont le seul tort est d'avoir cru au rêve du 22 Février. Et depuis l'annonce de l'échéance du 12 décembre, l'arbitraire a redoublé de férocité. Le régime entend désormais sévir, veut frapper les esprits, sonner la «fin de la récré». Il ne supporterait pas un troisième report de l'élection présidentielle et le fait savoir. Dès lors, la répression s'abat de toutes ses forces sur le mouvement populaire, et le mot «silmiya» prend plus que jamais son sens quand on considère l'ampleur du mal qui est fait au hirak sans que les Algériens se départissent une seule fois de leur stoïque credo et le principe cardinal de la non-violence. Aujourd'hui, on en est facilement à une centaine de prisonniers d'opinion, un chiffre qui est appelé, on en a bien peur, à augmenter, à en juger par la célérité et la frénésie avec lesquelles la justice et son bras sécuritaire arrêtent et jettent les activistes en prison, à tour de bras. On assiste à une véritable «chasse à l'homme», des «kidnappings» en bonne et due forme, selon la formule du CNLD, le Comité national pour la libération des détenus. Entre émotion et stupeur, les hirakistes subissent cette campagne avec une vive inquiétude. C'est un sérieux coup porté au moral. Mais ils sont loin de s'avouer vaincus et leur détermination est intacte. En témoigne l'ardeur des manifs, qui ont continué et même redoublé d'intensité, ont traversé l'été sans faillir, malgré les vagues d'arrestation du 21 et 28 juin, et les semaines qui ont suivi. De leur côté, les détenus ont toujours affiché un moral d'acier. C'est d'ailleurs la première chose que tiennent souvent à souligner leurs familles et leurs avocats. Des héros de la Révolution aux images des détenus Force est de constater que cette campagne, qui mêle rafles à l'aveugle et arrestations ciblées, a produit l'inverse de l'effet escompté. Loin de tétaniser le mouvement, d'empêcher les Algériens de sortir dans la rue ou de les amener à surveiller leurs propos sur les réseaux sociaux maintenant que les flics s'autorisent à fouiller leurs comptes Facebook, cette expédition punitive n'a fait qu'attiser le feu de la contestation. Par ailleurs, les portraits des détenus brandis dans les manifs laissent la forte impression qu'ils sont devenus des leaders symboliques du hirak et ses icônes affectives. Aux premières semaines du soulèvement, les manifestants s'en remettaient surtout aux héros de la Révolution et l'iconographie des chouhada en guise de symboles et de repères : Ben M'hidi, Abane, Didouche Mourad, Hassiba Ben Bouali, le Colonel Amirouche… Ils estimaient comme de juste que le mouvement du 22 Février s'inscrive en droite ligne du combat anticolonial, comme cela a été exprimé avec éclat lors du 20e vendredi du hirak, qui tombait un 5 juillet. Un slogan largement repris ce jour-là disait : «5 juillet 1962 : libération de la patrie ; 5 juillet 2019 : libération du peuple». Au fil des semaines, de nouveaux visages étaient arborés par les manifestants et venaient ainsi côtoyer ceux des héros de la Révolution. De nouveaux noms venaient prolonger la liste des martyrs pour une Algérie libérée de tous les jougs : Hassan Benkhedda, Ramzi Yettou, Dr Kamel Eddine Fekhar… Et depuis la vague d'arrestations du 21 et du 28 juin contre les porteurs du drapeau amazigh, et celle du 29 juin contre le moudjahid Lakhdar Bouregaâ, les détenus d'opinion sont érigés en véritables héros de la révolution citoyenne. Régulièrement, les visuels à l'effigie de Messaoud Leftissi, Samira Messouci, Amine Ould Taleb, Amokrane Chalal, Bilal Bacha… sont fièrement portés au pinacle. Et cela a continué de semaine en semaine, jusqu'à produire une fresque, une mosaïque, composant une sorte de photographie du mouvement populaire en miniature. En prenant pour cible les éléments les plus actifs au sein du hirak, ces arrestations semblent les désigner indirectement comme des têtes d'affiche du mouvement. Parmi eux, il y en a qui feraient d'ailleurs d'excellents leaders populaires. C'est une situation pour le moins paradoxale dans la mesure où le hirak a toujours refusé de se doter d'un leadership. D'aucuns estiment que la force justement de ce soulèvement inédit est qu'il n'a pas de tête. Pas de chef qui pourrait être «acheté» ou «décapité», en pensant ainsi affaiblir le mouvement. Cela n'enlève rien au fait que les prisonniers politiques et les détenus d'opinion, comme dans tous les grands mouvements populaires, ont une place particulière dans la mémoire collective, la mémoire des luttes. Ils cristallisent un idéal et donnent à la dévotion militante un corps, un visage. Nos Bachir Hadj Ali d'aujourd'hui C'est connu : dans l'histoire de tous les mouvements de libération, des mouvements politiques fondateurs, la «case prison», faite à la base pour casser ces mouvements, est un foyer incandescent qui attise la flamme de la contestation et nourrit la foi dans le combat et dans la cause. Il suffit de méditer la place qu'occupent dans notre mémoire collective les 24 détenus du Printemps berbère, et qui sont devenus des modèles, des mentors, pour des générations de militants, à l'image de Djamel Zenati, Saïd Sadi, Saïd Khelil, Mustapha Bacha, Rachid Halet, Arezki Aït Larbi… Les Samira Messouci, Messaoud Leftissi, Hakim Addad, Djalal Mokrani, Karim Tabbou, Samir Belarbi, Fodil Boumala et tous les autres prisonniers privés injustement de l'affection des leurs, sont nos Bachir Hadj Ali d'aujourd'hui, nos Mandela, Nazim Hikmet, Anna Greki, Antonio Gramsci, Louisette Ighilahriz, Stéphane Hessel, Mohamed Benchicou… Loin d'être oubliés dans leur trou, ces grands résistants ont été célébrés comme des combattants de la dignité humaine. Leur engagement est un chant prométhéen qui a donné à la marche universelle des peuples vers la justice, vers la liberté, son sens le plus profond et sa plus fidèle incarnation. Le peuple du hirak s'identifie désormais à ces nouvelles victimes de l'arbitraire, à leur combat, et trouve dans leur engagement, leur sacrifice, leur bravoure, leur abnégation, une source d'inspiration et de courage infinie. Avec un zeste de marketing révolutionnaire, on appelait ce souffle ardent qui nous soulève «la révolution du Sourire». Quand on regarde le visage fraternel de ces militants injustement incarcérés, irradiant la paix et la bonté autour d'eux, on ne peut s'empêcher de penser au sourire de Ben M'hidi narguant ses bourreaux. Oui, ils nous font penser à ce sourire-là, cette assurance des âmes justes. Aux témoignages émouvants qu'ils ont inspirés, on comprend très vite que ce sont des êtres d'exception à qui l'on devrait confier les clés de notre chère Algérie plutôt que d'être jetés vulgairement dans les geôles infâmes de la dictature. Parmi les nombreux messages qui leur ont été adressés en guise de solidaire, celui de Abdelkrim Boudra, du collectif Nabni, nous a particulièrement touchés. Accompagnant son message posté sur Facebook des doux portraits de Hakim Addad, Samir Belarbi, Karim Tabbou, Fodil Boumala et Saïd Boudour, il écrit : «Ce n'est pas parce que vous n'êtes pas là que vous n'êtes plus là. Bien au contraire. Vos noms résonnent, comme jamais, aux quatre coins du pays. Et comme l'a dit en 1952 le grand poète Nazim Hikmet à vos aînés emprisonnés par le colonisateur : »La prison ne peut rien contre la solidarité du peuple algérien et de vos frères du monde entier. Vous êtes parmi nous. Votre peuple et des millions de gens, avec leurs cris de lutte, avec leur espoir, avec leur victoire, sont, croyez-moi, dans vos cellules. » A toutes nos sœurs et nos frères, sans exception aucune, aujourd'hui emprisonnés arbitrairement, je dis toute ma solidarité. Nous sommes fiers de vous.»