L'Assemblée populaire nationale vient de voter un important texte. On ne le dira jamais assez, l'aménagement du territoire qui en constitue la thématique est une problématique cardinale pour toute politique de développement du pays sur les court, moyen et long termes. Le texte se présente sous la forme d'un projet de loi avancé par le ministère de l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et du Tourisme en un article unique qui consacre l'adoption du « Schéma national d'aménagement du territoire (SNAT), lequel est joint sous forme de texte libre dans un autre document, exposant avec force cartes géographiques et photos, une philosophie(sic) d'aménagement du territoire non dénuée d'intérêt. Ce schéma est, a-t-on précisé aux députés, un « résumé » de 17 autres documents qui ne leur ont pas été remis. Le préambule du projet de loi fait de celui-ci une application des dispositions de l'article 20 de la loi 01-20 du 12 décembre 2001 relative à l'aménagement et au développement durable du territoire. Malgré l'importance du sujet, seuls 41 députés sont intervenus dans les débats de l'assemblée, le 29 mars dernier, le plus souvent pour bénir l'initiative de l'Exécutif ou évoquer des préoccupations à caractère local. Un seul amendement sera proposé par un collègue appartenant au même parti que le ministre auteur du projet de loi. Sans être un spécialiste en aménagement du territoire, il m'est apparu nécessaire en cette affaire d'attirer l'attention de l'opinion publique sur six points autour desquels je n'ai pu, et pour cause, emporter l'adhésion de la majorité de mes collègues. L'équivoque légale Volontairement ou involontairement de la part de ses initiateurs, ce projet de loi soulevait une équivoque légale (c'est vraiment le moins que l'on puisse dire) en matière de travail législatif. C'est la première fois à ma connaissance que l'on demande à des députés de voter un texte dont ils n'ont pas disposé de la totalité. A deux reprises, en un an (avril 2009 et avril 2010), les députés ont reçu deux moutures presque identiques du SNAT sans qu'on ne leur dise ce qui les différencie exactement (des changements très minimes à mon sens). Les deux moutures ont en commun d'être des résumés de 17 textes (selon le ministre) que les députés n'ont pas eu. D'emblée s'impose d'elle-même une importante interrogation : les 17 autres textes du projet non remis aux députés contiendraient-ils donc des données ou des orientations que le gouvernement souhaiterait soustraire à l'examen parlementaire ? Ils seront remis... ultérieurement... nous avait-on promis. Il demeure pourtant une problématique juridique inédite : quelles que soient les prérogatives législatives qui sont celles des honorables députés, ont-ils le droit de voter un projet dont ils n'ont pas lu le texte exhaustif ? Je ne le pense pas. Ce serait contraire à l'alinéa 2 de l'art. 119 de la Constitution qui stipule que : « La discussion des projets ou propositions de loi par l'APN porte sur le texte qui lui (à l'APN) est présenté ». Il est au minimum clair que les 17 autres textes non remis à l'APN n'ont aucune force de loi. Est-ce pour autant que le texte présenté (le schéma proprement dit) a, lui, force de loi ? Rien de moins sûr. L'article 20 de la loi organique 99-02 portant organisation de l'APN et du Conseil de la nation et de leurs relations avec le gouvernement exige de tout projet ou proposition de loi soumis à l'adoption du Parlement d'être rédigés sous forme d'articles. Faire passer pour un texte de loi un schéma constitué de résumés du résumé et de cartes de géographie, de graphes et de photographies est pour le moins pire que le recours à la procédure de l'ordonnance. Tout comme celle-ci, ce type de texte ne permet aucun amendement. Pour preuve, l'amendement adopté en article 1 bis n'apporte aucune modification ou nuance au schéma proprement dit. Il accentue la confusion en jetant au contraire le doute sur la rigueur juridique qui préside au travail législatif. En effet, bizarrement et comme si la loi a besoin de proclamer, dans un article spécifique, son caractère obligatoire pour tous les sujets de droits, cet « article 1 bis... obligera... tous les secteurs ministériels et les Collectivités locales et institutions nationales et locales à respecter les règles du SNAT » (les simples citoyens en sont-ils donc dispensés ?). Qu'est-ce que sont tenus de respecter les secteurs et collectivités cités : les cartes de géographie contenus dans le schéma ou les principes et mécanismes vagues cités en prose libre dans le schéma ? Mais qu'est-ce qui a pris M. Rahmani, ministre jusqu'ici connu pour avoir une certaine rigueur, de ne pas formaliser en articles clairs et précis une philosophie et une démarche intéressantes quoique amendables ? Pourquoi n'en avait-il pas fait un simple mécanisme à caractère réglementaire non sans en avoir précisé un peu plus les dispositions ? Aucun juriste digne de foi ne reconnaîtra de force de loi à un texte techniquement inamendable, hormis le cas spécifique de la technique de l'ordonnance. Mais même là, contrairement à une ordonnance susceptible du contrôle de constitutionnalité et de légalité, je vois mal comment le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ou encore le tribunal administratif en cas de contentieux, apprécieront le schéma approuvé par l'APN. C'était à ce titre que, loin de toute démagogie ou esprit d'opposition systématique, j'avais demandé avec tous mes respects, à M. le ministre et à M. le président de l'APN, hélas en vain, d'user de l'art. 22 de la loi organique 99-02 pour retirer ce projet et le représenter sous forme d'articles clairs et précis dans leur formulation, dans les organes institutionnels et prérogatives qu'ils consacrent. L'impasse sur les enjeux citoyens et démocratiques du Projet Le projet du Schéma national d'aménagement du territoire fait l'impasse et c'est le plus grave, sur l'enjeu citoyen et démocratique de toute politique territoriale digne de ce nom. S'agit-il d'émanciper le peuple et la nation de l'emprise étouffante et stérilisante d'un Etat autoritaire centralisé et interventionniste dont le seul objectif est de contrôler les citoyens ou de reconduire un système qui a tragiquement échoué ? N'est-il pas temps d'aller vers une gouvernance dans laquelle l'Etat a pour fonction de garantir une culture de partenariat fondée sur la mobilisation et la participation consciente des citoyens et des forces vives de la société à la conception et à la réalisation de leur avenir ? La réponse est, hélas, négative. Le projet de SNAT ignore même les collectivités territoriales comme l'APC et l'APW qu'il cite formellement sans leur consentir de mécanismes et de prérogatives institutionnelles précises et réelles qui leur garantissent une présence active dans le processus de décision, de suivi et de contrôle de l'aménagement du territoire. Le gouvernement substitue aux élus directs des citoyens « des établissements publics, des caisses, un Observatoire de l'aménagement du territoire ». Décidément, le gouvernement s'accroche au centralisme de la décision et de l'organisation de l'Etat. Il le revendique dans la page 122 du schéma en interdisant au regroupement des wilayas en territoire toute dimension ou portée institutionnelle. Ce qui n'empêchera pas le concepteur du projet de s'interroger sur comment donner aux territoires une visibilité. Mais qu'attend donc le gouvernement pour reconnaître des régions naturelles largement configurées dans leur dimension culturelle, historique, économique, sociale et géographique ? Quand permettra-t-on à chaque région du pays d'épanouir ses spécificités et ses potentialités et à tous les Algériens de façonner leur développement et de se réconcilier avec leur Etat unitaire ? Le concept de territoire est loin d'être une simple étendue de terres à manipuler comme un enfant ferait du sable de la plage avec son jouet. Est-il besoin de rappeler que c'est la colonisation française qui a mis fin à une forme de régionalisation qui existait à l'époque de la Régence turque ? Hier seulement, la lutte armée de Libération nationale aménageait le territoire national en 6 grandes Régions. Qu'attend le pouvoir en place pour démarrer une véritable politique de régionalisation qui reconnaisse à ces entités réelles des instances institutionnelles fondées sur l'élection et des prérogatives matérialisées par une large autonomie de décision comme c'est le cas chez les pays avancés ? Pour ne parler que de la sphère culturelle, les populations des territoires à dominante amazighphone(1) étouffent particulièrement sous le joug du déni culturel et linguistique (doublé de l'ostracisme économique que leur inflige le centralisme), tandis que ceux à dominante arabophone n'arrivent toujours pas à se reconnaître dans un Etat central qui légitime son jacobinisme par une culture et une langue supposées être les leurs. Les citoyens du Grand Sud n'arrivent pas à téter suffisamment de lait d'une vache née et grandie pourtant chez eux. Quant à la corruption, le centralisme actuel est son levain le plus fertile. De l'incohérence conceptuelle à l'improvisation institutionnelle Sans revenir sur la pertinence d'un amendement qui a besoin de souligner le « caractère exécutoire d'une loi, il est à relever une confusion conceptuelle pour le moins contraire à la loi de 2001 portant aménagement et développement durable du territoire. En effet, le projet de SNAT parle « d'espace de programmation territoriale » une catégorie juridique inexistante dans la loi de 2001 qui a consacré le concept de « Région-programme » . En est-on au point d'avoir peur même du terme de région qui charrierait une connotation organique officiellement mal vue ? La notion d'aire métropolitaine de la loi de 2001 est également devenue celle de grande ville dans le projet présenté devant l'APN. Sera-t-on obligé dans quelques mois de recourir à l'amendement de la loi de 2001 juste pour uniformiser ses concepts clés avec un simple schéma et asseoir la cohérence juridique et sémantique du langage institutionnel ? Par ailleurs, le Projet de SNAT évoque, page 121 un « Conseil de wilaya présidé par le wali et qui donne des avis sur les projets de développement ». Je l'affirme haut et fort, cet organe n'a actuellement aucun fondement légal, à moins de le créer ultérieurement, auquel cas il aurait fallu informer de cette volonté dès sa mention dans le texte concerné. Rappelons quand même que l'actuel code de wilaya qui n'évoque nulle part cette entité crée ex nihilo, a, depuis longtemps, institué une Assemblée populaire de wilaya (APW) dont la présidence élue – échappe au wali. L'art. 62 du code de wilaya stipule même que c'est l'APW qui conçoit le Plan d'aménagement de la wilaya et qui en contrôle l'exécution. S'apprêterait-on donc à spolier illégalement une Assemblée élue de ses prérogatives – déjà maigres – au bénéfice d'une autorité désignée par le pouvoir central ? L'impossible quantification Le texte n'offre aucune quantification ou estimation de la situation territoriale ou des objectifs du SNAT. Il refuse même d'emblée et clairement dans la page 126 toute évaluation du SNAT. Ce qui ne l'empêchera pas de souligner en pages 31 à 48 que le gouvernement a eu à choisir entre plusieurs scénarios d'aménagement. A se demander comment alors a pu se trancher le choix dont il est question ? Quant à se donner des échéances... Concernant l'absence de problématique dynamique dans ce projet d'aménagement du territoire, les preuves abondent. L'impact de certaines nouvelles réalités économiques structurelles et structurantes n'est même pas intégré dans l'analyse qui sous-tend le schéma. Il en est ainsi des impacts de l'autoroute Est-Ouest, de la Rocade des Hauts-Plateaux, de la modernisation du chemin de fer dont la boucle ferroviaire du Sud, des stations de dessalement de l'eau de mer, des projets de ports ou de la modernisation de ceux existants, des évolutions démographiques, des hypothèses énergétiques futures. Se peut-il de concevoir un plan d'aménagement sans articulation totale et cohérente avec le développement de tous les secteurs ? La question du qui et du comment Le ministre du Tourisme, de l'Environnement et de l'Aménagement du territoire a présenté ce texte comme l'aboutissement de dizaines de regroupements et de réunions qui auraient impliqué citoyens et autorités depuis plusieurs années. Il ne nous dit pas qui a encadré ces navettes ni comment se sont déroulés les arbitrages du processus d'élaboration de cette démarche. Nous avons peu ouï parler de la qualité et du niveau et volume de participation de l'université algérienne, des compétences et des bureaux d'études nationaux dans la confection de ce schéma. La part éventuelle des bureaux d'études étrangers et son coût dans l'élaboration de ce schéma devrait également être connue. L'aménagement du territoire est un dispositif et un levier fondamentaux du développement d'un pays. C'est une vision prospective dynamique dont la construction – permanente – doit impliquer citoyens, compétences et pouvoirs institutionnels et intégrer toutes les données et paramètres essentiels du passé, du présent et de l'avenir d'une société. Notes : 1)- Lorsque j'ai utilisé la notion de territorialité linguistique dans l'hémicycle, un collègue de Boufarik a convoqué l'éternel bouc émissaire kabyle réduit pour les besoins de la minorisation à Tizi Ouzou, Béjaïa – avant de m'appeler à « un sens des responsabilités » qu'il a unilatéralement prédéfini pour moi. Comme quoi, la politique de l'autruche est toujours de mise après 48 ans de désastre du couple centralisme-autoritarisme sur toute l'étendue du territoire de l'Algérie. A. B. : Député de la circonscription de Bouira