«Le fleuve, un moment détourné par les cavaliers des Banu Kelb, est revenu tel un mustang hennissant, crinière et bannière au vent, marteler de ses millions de sabots rebelles la terre à nouveau révoltée.» Rachid, ton fleuve a gardé la mémoire de son cours et retrouvé le chemin du retour, et ceux qui l'ont détourné ont déjà perdu les leurs. Le fleuve est revenu retrouver son lit, car la pluie sur la terre des Numides déjà abonde et les neiges vierges de Février sur la vallée fondent. Le fleuve de plaisir rugit, et de désir gronde. Il retrouve enfin son lit et annonce fièrement au monde que ses épousailles avec la terre seront grandioses, et fécondes. L'oreille plaquée contre la terre, je fais comme les Indiens, j'essaie de deviner à quel cheval appartiennent ces sabots que j'entends galoper au loin. Sont-ce mes oreilles qui me jouent des tours ou bien n'est-ce que le vent qui gonfle un peu le sable ? Sur le sol je tends l'oreille à me faire mal. Non, le bruit que j'entends ne vient pas de la surface de la terre, il provient de ses tréfonds tel un murmure, comme un chuchotis mêlé de petits rires diffus, presque confus, comme ceux des adolescentes quand elles parlent de garçons. Voilà que je m'égare. Non, ce que j'entends est d'une autre nature. Comme un son qui surgirait d'outre-tombe. Un cliquetis pourtant me parvient nettement, d'abord hésitant, puis plus ferme. Le fleuve continue à mugir et son mugissement couvre quelque peu le bruit sec que je perçois, comme des os qui s'entrechoquent. Le fleuve revient de son égarement et le squelette de Mimouni remue dans sa tombe. A l'unisson les Martyrs s'étirent paresseusement au fond de la terre, dans un immense craquement d'articulations. Mimouni et les Martyrs sont heureux. Ils fêtent sûrement le retour du fleuve prodigue. Sur leurs crânes blanchis, le ricanement de la mort a disparu et un large sourire illumine maintenant leurs visages blafards. Le peuple de Février, comme naguère celui de Novembre, leur a rendu le sourire, en ramenant le fleuve à la maison. Leurs enfants, et leurs enfants, ont ramassé la bannière étoilée, un moment traînée dans la boue par les renégats, et l'ont lavée dans le fleuve. Elle claque de nouveau au vent d'hiver, en attendant de flamboyer à la belle saison. Mimouni est gai. Le fleuve, un instant baillonné, roule et roucoule à nouveau. Lui aussi est heureux. Les enfants s'ébattent déjà dans son cours. De jeunes filles nubiles peignent dans son onde leurs lourdes chevelures. Les vieux dans ses eaux font à leurs vieux os de divines ablutions. De vieilles femmes s'y éclaboussent comme des gamines en riant d'une seule dent. Le fleuve, un moment détourné par les cavaliers des Banu Kelb, est revenu tel un mustang hennissant, crinière et bannière au vent, marteler de ses millions de sabots rebelles la terre à nouveau révoltée. J'écoute. Ses clameurs s'entendent jusqu'aux confins du monde. Oui, vous pouvez vous retourner Martyrs et dormir paisiblement sur l'autre flanc. Vos petits-enfants reviennent chaque semaine depuis que votre sève a fait de Février le jumeau de Novembre. Et moi, digne fils de l'un des vôtres, qui soupèse chaque 20 Février le poids de mes vieux ans, que ne suis-je né un 22 Février pour le fêter au beau milieu du fleuve ? J'y aurais ainsi fêté chaque anniversaire qui me reste et retrouvé pour un temps la verve de mes vingt ans. Mais cela n'est rien. Je ne suis plus vieux que de deux jours de la révolution du sourire, et chaque vendredi que je peux, le fleuve m'emporte sur la crête de ses vagues. La belle saison est déjà là et les sourires partout fleurissent, et aussi les narcisses. Les embruns du fleuve humectent à nouveau la terre sèche et son limon nourricier, un moment pris dans les rêts des braconniers, s'en vient à nouveau féconder la terre et verdir nos jours. Le génie du fleuve, comme le génie de la lampe, a été libéré par des millions d'Aladdin. Et le fleuve bouillonne, et le fleuve tourbillonne, et le fleuve bondit, et le fleuve brandit ses millions d'étoiles scintillantes au dessus des têtes brunes et des têtes blondes; des têtes chauves et des têtes chenues; des têtes voilées et des têtes nues.