Allons vers l'Asie orientale. C'est loin, pourtant, c'est un pan de notre mémoire effacée auquel on doit beaucoup. Les rues de Tokyo aujourd'hui ne relatent que partiellement et d'une manière furtive les profondeurs orientales perdues à jamais d'un pays tant convoité par les grands voyageurs arabes pour sa soie, son tissu d'une grande qualité et la richesse des faubourgs de ses villes. Que reste-t-il alors à la passion littéraire d'antan dans un monde qui a fondamentalement changé ? Est-il possible encore de mettre en valeur une interculturalité à deux sens, dans la surdité la plus totale des mots justes et fertiles ? Je crois que quand les effacements, les incompréhensions, les canons et les injustices déchirent un monde traversé par des bouleversements sans limite, il n'y a que la culture qui peut traverser les frontières cloisonnées, puisque celle-ci n'a besoin ni de passeport ni de se plier aux nouvelles exigences digitales qui supposent le crime par essence. La seule empreinte, dont la littérature ne peut se détacher et qui se résume à la vraie passion de laisser derrière elle, aux frontières du réel, est celle de l'imaginaire, un langage rêveur, tendre et fertile. Peut-être qu'à première vue la littérature est moins chanceuse que d'autres disciplines qui ont eu la chance d'être mises en relief dans les relations interculturelles d'aujourd'hui où la dominante économique s'impose par excellence. Pourtant, personne de ceux qui pensent panser les blessures commises ne peut nier le rôle de la culture même si les paramètres de celle-ci restent constamment à redéfinir. Justement, il ne faut pas laisser ce monde, comme le disait si magnifiquement l'écrivain portugais José Saramago « entre les mains des marchands de guerres et de religions pour en décider des finalités. » La culture est le moyen le plus noble qui permet de soigner efficacement les plaies engendrées par une civilisation à plusieurs vitesses. Elle jette les passerelles quand tout est coupé et quand les continents cessent de s'écouter par peur de l'autre ou simplement par ignorance. La littérature arabe nous renvoie à cette relation si complexe qui s'était établie avec le Japon dans les temps anciens. D'abord la nomination qui exprime une distance plus qu'un espace : Bilad al waq waq, c'est-à-dire un pays de l'au-delà de l'imaginable. La littérature de voyage nous apprend beaucoup. Elle relate, à travers beaucoup de récits, l'essentiel de cette terre, où imaginaire et fiction historique ou géographique se mêlent indéfiniment. Beaucoup d'histoires qui traversent aujourd'hui notre imaginaire collectif viennent de l'Inde, de la Chine lointaine ou du Japon sans que l'on sache vraiment où commencent les nôtres, où se terminent celles des autres ? On les reprend quotidiennement à notre compte sans se soucier de leurs origines, puisque l'équilibre intellectuel qu'elles nous offrent nous réconforte pleinement. Des voyageurs et des historiens Plusieurs voyageurs arabes ont traversé la mer pour la Chine et les îles nippones et ont relaté en détail les récits de leurs périples. Certes ce sont des livres pleins de légendes où l'élément géographique et historique reste à vérifier, mais ils sont d'une importance inestimable. C'est une grande passerelle pour comprendre le présent et envisager un avenir possible. Ce sont des légendes, un musée imaginaire où s'effacent les origines de l'Asie orientale, mais aussi celle du monde arabe. Tous les voyageurs arabes sont d'accord pour dire que le Japon ce sont les îles qui se situent à l'est de la Chine, ou la Chine de la Chine comme l'appelait le grand Ibn Batouta. Ou tout simplement le pays des Waq waq comme le nommaient plusieurs voyageurs géographes et historiens arabes tels Ibn Hawqal, Yakut Al Hamawi, Al Bayruni, Al Qazwini et d'autres. Parmi ces voyageurs qui ont décrit le Japon, je n'en garderai que trois. a- Abouzayd Hassan Sayrafi, un grand spécialiste de la Chine. Il a rassemblé et fixé au IXe siècle les notes des voyages de Suliman Attajir (le commerçant) (851) : Akhbar Assine wa l'Hind. C'est le premier à avoir décrit le Japon dans le détail « C'est un pays où aucun étranger n'a jamais mis les pieds. Il est rare de voir une personne le quitter quand celui-ci arrive à entrer, à cause de la pureté de son air, la douceur de son eau, la qualité de ses terres et l'abondance de ses richesses. » « Ses habitants sont très pacifiques. Très attachés aux rois de Chine et la circulation des cadeaux ne s'arrête jamais entre eux. » b- Al Massoudi : un autre grand géographe et narrateur arabe. Il a décrit le Japon de l'époque, la composition de ses îles qui dépassent les 2000 toutes peuplées, les langues parlées et les richesses, les mœurs, les religions et la nature du travail artisanal, les hiraf. C'est aussi le pays de la soie, des olives, de l'or et des hommes qui n'ont d'autres occupations que le travail et le respect très traditionnel de la cité et de ses lois érigées par les différentes dynasties. c- Ibn Batouta, le grand voyageur de tous les temps. C'est lui qui disait du Japon « le pays de l'or et des rois qui interdisent à leurs sujets de le vendre à l'extérieur du pays ». La découverte au XIIIe siècle par Marco Polo du Japon ou Zpanyu, qui deviendra Japan en français et Yaban en arabe, va dans le même sens, une terre couverte d'or, ce qui a donné beaucoup d'idées à Christophe Colomb avant de s'égarer dans la jungle des Amériques. La légende du cocotier L'historien arabe Al Massoudi a repris dans son livre Muruj addhahab beaucoup d'histoires curieuses qui viennent du Japon, par exemple celle du cocotier : « Le pays des Waq waq est habité surtout par les femmes sans hommes, gouverné aussi par une femme. Dans ce pays pousse un arbre qui ressemble à un palmier et qui donne des fruits qui ont la forme des corps et des cuisses de femmes, suspendues par les cheveux ; quand le vent souffle, elles tombent et meurent. » Ibn Batouta à son tour décrit ce même arbre avec les mêmes fantasmes et le même imaginaire : « C'est un arbre étrange et bizarre. Il ressemble à un palmier, il n'y a pratiquement aucune différence entre les deux, à part que ce dernier donne un fruit rond comme la tête d'un être humain, avec des yeux, une bouche et quelque chose qui ressemble à un cerveau à l'intérieur, et des cheveux quand il est encore vert. Certains disent qu'un sage indien très proche du roi et très respecté par celui-ci voyait d'un mauvais œil la relation intime du roi et de son arrogant vizir. Un jour le sage dit au roi que si la tête de ce vizir était coupée et enterrée il en sortira un palmier magnifique qui donnera un fruit aphrodisiaque qui calmera ses sujets mais aussi ceux des autres contrées. Le roi donna alors l'ordre d'exécuter la vision du sage, et la tête du vizir fut coupée. En l'enterrant, le sage mit à l'intérieur du crâne le reste d'une datte qui donna par la suite un cocotier. » (Al Massoudi, Muruj ad dhahab. tome 1, p 237). Beaucoup de ces histoires fantastiques renvoient aux Mille et Une Nuits dont l'origine a presque disparu si ce n'est les quelques bribes racontées par les historiens et voyageurs depuis le IXe siècle vers l'Inde, la Chine et le Japon. Peut-être qu'un travail sérieux dans ce sens réveillera une vieille mémoire occultée et permettra de bien comprendre pourquoi un texte comme Les Milles et Une Nuits est-il devenu universel, faut-il d'abord ne pas être aveugle envers les autres cultures, surtout celles de l'Asie. Au-delà de la teneur des histoires racontées entre le IXe et le XIVe siècles, il s'agit bien d'une passerelle avec un autre versant de la culture orientale, où se mêlent histoires et fantasmes. La légende du cocotier n'est que l'expression de ce désir infini d'aller au-delà du visible d'une culture ou d'une réalité complexe et faire parler les traditions et les symboles. On ne peut pas comprendre et assimiler la culture d'un peuple sans saisir l'esprit qui le motive, l'âme qui le nourrit et le cœur où il s'épanouit. Si l'esprit qui anime les canons culturels du peuple se modèle au gré de son génie, il puise aussi dans une source des images primordiales. N'oublions jamais que la mémoire relie le passé au présent et ce dernier à l'avenir. C'est là la vraie question et peut-être que c'est là aussi où réside la réponse qui échappe à notre culture si riche, si maigre et si indigène.