Au rond-point situé à la sortie de la ville de Tébessa, sur la RN10, menant vers le poste-frontière de Bouchebka, en passant à côté de Bekkaria, le barrage fixe de gendarmerie filtre les véhicules en toute quiétude. A peine 200 mètres plus loin, deux pick-up se croisent sur une piste, soulevant de petits nuages de poussière. Il s'agit bien de trafiquants qui, sans forcer la discrétion, évitent le barrage. L'un des deux véhicules, vu à travers notre objectif photographique, ne portait pas de plaque d'immatriculation. C'est presque une règle d'or, ici, pour les trafiquants. L'anonymat des véhicules économise, en effet, à leurs propriétaires de grosses amendes en cas d'arrestation, conformément à la loi qui multiplie par dix la valeur de la saisie. A ce moment de la journée, une petite heure avant le coucher de soleil, les trafiquants redoublent d'activité ; de plus en plus de véhicules investissent cet axe. Tout y passe, dans les deux sens. Denrées alimentaires en conserve, déchets de cuivre, pièces archéologiques, espèces d'oiseaux protégés, drogue, devises ou encore bétail et cigarettes en quantité. Mais c'est le carburant qui rapporte le plus pour les centaines, voire les milliers de personnes qui forment « la république de la contrebande ». Dans les quelques stations-service implantées dans la ville, la file d'attente est un spectacle quasi permanent. Selon Hamid, correspondant local d'un journal arabophone, il y a cependant de moins en moins de bousculade dans les stations et les files sont visiblement moins longues qu'auparavant. Cela s'explique, selon lui, par la pression exercée depuis quelques mois sur les trafiquants et les restrictions imposées par les autorités locales aux propriétaires de ces établissements. Ce changement ne serait-il pas dû à une augmentation des quotas en carburant ? « Non », réplique notre interlocuteur, qui affirme que la direction locale de Naftal n'a pas opéré de changement et que le quota est le même, 27 000 litres/jour. Un petit tour de vis a été opéré récemment contre les propriétaires de ces stations, notamment des privés soupçonnés d'être impliqués dans le trafic. Une visite du côté des stations d'essence situées à la sortie de la ville permet de faire le constat. Une station, dont le propriétaire est un ponte de Tébessa, est fermée, en effet, sur ordre du wali, depuis un mois. Un tel phénomène est presque inédit ici, où les barons du trafic font la pluie et le beau temps. Une hirondelle qui ne fait pas le printemps. D'autres stations situées sur le même axe sont également fermées aux clients, mais tout simplement parce qu'elles ont épuisé leurs réserves de la journée. « Ce sont des établissements qui fournissent uniquement aux trafiquants », explique Hamid. A environ 12 km de là, le col d'El Khanga offre un spectacle naturel pittoresque, contrastant avec l'austérité de la région et l'ocre dominant de la ville. La source qui coule au bord de la route, au sommet de la côte, attire les routards et quelques amateurs de fraîcheur en ce début juillet. A notre arrivée, deux fourgons 4x4 appartenant à la brigade de la gendarmerie de Bekkaria sont stationnés sur le bas-côté. L'étau se resserre En face, des badauds se reposent, les pieds dans l'eau claire coulant dans une rigole et jouent dans un brouhaha bon enfant. « Détrompes-toi, m'explique mon guide, derrière cette innocence enjouée se cachent des agents du réseau des contrebandiers. » Ce sont des kechaffa, en effet. Des jeunes qui n'ont rien de boy-scouts, car les kechaffa sont payés pour renseigner les trafiquants sur les mouvements des brigades de gendarmerie et sont munis de téléphones portables pour appeler leurs contacts et les prévenir quand la voie est dégagée. La technique est connue par les gendarmes, pourtant. Le corps dirigé par Ahmed Bousteila, qui était en visite à Tébessa en juin dernier, semble maîtriser de plus en plus la mentalité et les comportements des trafiquants. Le bilan pour les quatre premiers mois de 2010 concernant les trois wilayas frontalières – El Tarf, Souk Ahras et Tébessa – présenté fin juin par le commandement régional basé à Constantine est le fruit des efforts consentis sur le terrain. C'est ce que défendent les représentants du Darak. Le chiffre de 73% d'augmentation de la contrebande par rapport à l'année dernière aurait été ainsi mal interprété, affirme un officier du groupement de Tébessa. C'est dans cette wilaya la plus touchée par la contrebande que nous sommes partis à la recherche d'une réponse à ce chiffre a priori alarmant. Le colonel Boussaïd, à la tête du groupement de gendarmerie de Tébessa, nous accueille dans son bureau. Absorbé par la lecture du courrier et la signature de documents étalés sur son bureau, il demeure austère dans ses réponses. Harcelé par le manque de temps – dans quelque minutes, il doit présider une cérémonie de promotion d'officiers à l'occasion de la fête de l'indépendance – il charge son capitaine de nous fournir les données dont on a besoin. Dans son propre bureau, ce dernier, plus prolixe mais prudent, nous explique qu'il ne s'agit pas d'une hausse du trafic, mais plutôt d'une hausse des prises opérées par la gendarmerie. Il faut reconnaître que la nuance est de taille. Notre officier gendarme, à l'accent de l'Ouest, explique que la carte du crime n'a pas changé. La nouveauté, selon lui, réside dans les modes opératoires des unités du groupement : « Avant, nous avions un dispositif mais nous faisions des fautes et notre adversaire savait toujours trouver des moyens de contourner et déjouer nos plans. Maintenant, nous occupons mieux le terrain et nous nous basons sur l'élément surprise dans nos méthodes. » Parmi ces méthodes, l'étude des pistes empruntées par les trafiquants. Mais aussi et surtout la rectification des tirs, orientés désormais sur les lieux de stockage des marchandises, notamment pour le trafic de carburant, au lieu de poursuivre les transporteurs de bidons. Le taux de 73% représenterait donc une hausse dans les prises et non une hausse du trafic. En tout cas, pour la wilaya de Tébessa, avec ses 297 km de frontière avec la Tunisie, cela paraît plausible. La valeur des marchandises saisies a littéralement explosé en 2010 en comparaison avec la même période de 2009. De 16,5 millions de dinars en 2009, le chiffre est passé à 199 millions de dinars, soit une augmentation de plus de 800%. Du jamais vu ! Pour la même période, 45 personnes ont été placées sous mandat de dépôt contre 11 personnes impliquées en 2009 dans le trafic. Organisation paramilitaire Cette nouvelle stratégie semble livrer des résultats probants, mais elle n'est pas sans provoquer des réactions très violentes de la part des trafiquants, menacés sérieusement dans leur économie. Il y a environ un mois, un gendarme garde-frontière a été assassiné au lieudit Ogla Elmalha, les communes de Chréa et Bir El Ater, fauché par le véhicule d'un trafiquant qui refusait de s'arrêter au niveau d'un barrage dressé par la GGF. Les incidents de ce genre s'accentuent et plus illustratives sont les expéditions punitives, enregistrées ces derniers mois, contre les unités de la gendarmerie par les trafiquants qui, agissant en paramilitaires, engagent des opérations hardies pour récupérer leurs marchandises saisies avec un pourcentage de réussite étonnant. Dans cette guerre qui s'annonce corsée, les gendarmes ont besoin d'un soutien infaillible de la part des politiques. Non seulement le wali et les élus locaux doivent assumer, par leurs décisions, la rigueur de la lutte, mais c'est tout le système qui doit faire preuve d'une solidarité sans faille avec les hommes en vert. L'expérience a montré l'étendue sociale et politique du fléau et l'imbrication d'enjeux qui expliquent la tolérance dont bénéficient des tribus entières versées dans la contrebande. Les intérêts politiques, le terrorisme trouvent aussi des connexions avec la contrebande. Des hommes qui ont un pied dans le réseau ont pu poser l'autre pied dans des institutions comme le Parlement. La ville de Bir El Ater, pionnière dans la contrebande, est devenue un véritable Etat dans l'Etat. Là bas, la police ferme les yeux, impuissante, sur tout ce qui touche au trafic. Impunité et mollesse politique Le discours sur la détermination de l'Etat à combattre fermement ce fléau et les moyens colossaux mis à la disposition des services de sécurité pour en découdre avec les trafiquants contrastent, en effet, avec l'impunité dont bénéficie la mafia du trafic qui n'a rien d'occulte, à Tébessa du moins. Cette complaisance qui caractérise toute la pyramide du pouvoir demeurera un sérieux obstacle dans l'effort d'éradication du fléau qui porte atteinte à l'économie et à la sécurité nationales et occasionne des manques à gagner importants pour le Trésor public. Elle joue certainement aussi sur le moral des troupes, ce qui pourrait justifier, en partie, le phénomène de la gos'sa, la corruption sur les frontières Est. Un fléau qui toucherait l'ensemble des corps des services opérant sur les frontières, à savoir les gendarmes, les GGF et les douaniers. Interrogé sur ce sujet considéré comme tabou, le capitaine du groupement de gendarmerie de Tébessa a répondu par la négative. Selon lui, il s'agit de racontars, sans plus, et la gendarmerie est déterminée à agir en cas de suspicion. D'ailleurs, affirme-t-il, son corps n'a enregistré aucune plainte contre les éléments de la gendarmerie, si ce n'est des signalements (quatre) pour tentative de corruption de la part de trafiquants arrêtés en flagrant délit. En dépit des fruits récoltés après l'emploi de moyens sophistiqués, la création de nouveaux postes de surveillance et le recours à de nouvelles tactiques de lutte, nos frontières demeurent des passoires. Le tribalisme, l'impunité et la corruption se superposent et s'ajoutent à la première cause qui a fait basculer des populations entières dans le trafic, à savoir la misère sociale et la pauvreté. A cette problématique majeure, la solution sera globale, politique ou ne sera pas.