Embuscades, patrouilles, barrages… n'arrivent pas à limiter les activités illicites et généralisées dans la région. De la limite territoriale de la wilaya de Souk-Ahras jusqu'à Bouchebka, vers le sud, soit 60 kilomètres linéaires, la bataille est quotidienne. Contre la contrebande, la construction de nouvelles pistes, et les prises ne sont pas toujours à la hauteur. Car, il est rare qu'un contrebandier se fasse prendre sur la route. C'est sur les pistes, difficiles d'accès, que les GGF arrivent à coincer, à de rares exceptions, les auteurs. Dès son abord, Tébessa dévoile sa différence, ses différences des autres villes et wilayas du pays. Creusées dans les deux sens, les rues sont devenues en cet hiver une toile de ravines boueuses. Mais ce n'est qu'un avant-goût, la destination étant encore plus loin, près du ciel bas et brumeux. Des maisons, de petits îlots éparpillés jalonnent toutes les routes périphériques. Pourtant, apprend-on, ce sont des villages, mais avec des configurations qui ne ressemblent aucunement au “village commun”. À mesure que la route s'étire, les habitations, du genre habitat rural avec des maisonnettes à un seul niveau, s'espacent, se distancent et s'éloignent les unes des autres dans une sorte de rejet ou de besoin de solitude. Il s'avéra par la suite que la distance n'influe en rien sur le comportement arouchi de la population. Première escale, Aouinet. Minuscule ville à l'est de Tébessa aux routes défoncées. Première rencontre avec des regards curieux. Tout le monde abandonne son occupation pour venir sur le trottoir voir, ausculter, toiser… cet étranger. Mais les regards se font intenses et fouilleurs. Bienvenue dans un monde étrange. Prétextant un mal de tête, on entre dans un magasin d'alimentation générale. Décor quelconque, étalage, des biscuits, des jus et des sodas, des confiseries, du tabac… on passe commande et, au passage, on évoque la migraine. “J'ai ce qu'il faut. C'est efficace à 100%”, rétorque automatiquement le commerçant qui sert parmi les produits alimentaires un bout de plaquette avec quatre comprimés. Médicament contre le rhume qu'il vend à l'unité. Cinq dinars le comprimé. Ici, on vend de tout. Des comprimés, de la pommade, du gel pour massage. Les voyeurs sont toujours là, le regard rivé sur le nouvel arrivant. Direction Kouif. Même environnement avec, en plus, une forêt de sapins et de pins dont l'accès est pointillé de petites habitations isolées qui s'avèrent servir de point d'observation pour les guets. Le ciel commence à descendre très bas accompagné par un froid glacial. La circulation est vive et ne prête aucune attention à la voie accidentée. La majorité des conducteurs sont des “harrag”. Harrag, qui n'a rien à voir avec ces jeunes qui s'aventurent clandestinement en mer, c'est juste le nom donné aux contrebandiers. C'est sous le signe du défi ; défi de tout, de la loi, de l'Etat, de la nature, puisque la contrebande s'exerce jour et nuit. Et ceux chargés de la combattre ont des moyens très limités pour agir. Les voitures appelées Mig, chargées ou à vide, roulent à une moyenne dépassant largement les 100 km/h. D'où la difficulté de leur interception. Et si d'aventure un gendarme ou un garde frontière tente de lui barrer le chemin, il est immédiatement pris pour cible par les chauffards. Le 14e GGF est sur les dents. L'alerte est de mise à tout moment. Non pas seulement en raison de l'intensification du trafic, mais aussi pour sauver sa peau. Il est d'ailleurs implicitement déconseillé de rôder seul en ville. Surtout depuis que la compagnie est baptisée “Enfer” par les contrebandiers. Embuscades, patrouilles, barrages… n'arrivent pas à limiter les activités illicites et généralisées dans la région. De la limite territoriale de la wilaya de Souk-Ahras jusqu'à Bouchebka, vers le sud, soit 60 kilomètres linéaires, la bataille est quotidienne. Contre la contrebande, la construction de nouvelles pistes, et les prises ne sont pas toujours à la hauteur. Car, il est rare qu'un contrebandier se fasse prendre sur la route. C'est sur les pistes, difficiles d'accès, que les GGF arrivent à coincer, à de rares exceptions, les auteurs. Ce matin de dimanche, c'est un Tunisien qui vient de se faire choper. Il conduisait une moto chargée de 3 jerricans. Un débutant dans le métier. Dans le parking sont garés deux véhicules pris dans une embuscade la veille. Un pick-up tunisien avec 70 bidons et une Peugeot immatriculée à Tébessa avec 25 bidons. Le parking recevra rapidement une autre voiture. Un semblant de voiture, puisque c'est une épave dont seul le moteur fonctionne. Le lendemain, ce sera un Land Rover déclassé, saisi dans les mêmes conditions, avec à bord 84 fûts. Tous les véhicules transportent à l'aller du carburant, généralement du gasoil, et au retour, des produits alimentaires, des cosmétiques, de la laine, des bovins… Le marché fonctionne selon la demande. Un “Wall Street” actualisé quotidiennement selon l'évolution des prix des produits dans les deux pays. Couramment, carburants, agneaux prennent la direction de la Tunisie, inversement, concentré de tomates, pâtes alimentaires, fruits, huile de table, médicaments et laine d'agneau algériens, viennent de Tunisie. L'huile de table est transportée dans les jerricans qui ont déjà servi au gasoil. Ouanza, Benfalia, El-Getaâ, Bekouria, Houidjet…, avec chacune ses pistes, se sont spécialisées dans les produits. Et pour les prétendants au troc, des passeurs mettent, comme des graffitis, leur numéro de téléphone sur des murs pour le contact. On sort de la route pour emprunter les pistes qui mènent dans la forêt. Sur la route, comme des jalons, plusieurs véhicules sont en stationnement dans la position en panne. À peine arrivés à leur niveau, les chauffeurs plongent directement sur leurs portables. Ce sont des “kechaf”. On en retrouvera d'autres dans la forêt, avec des habitations pour certains. Même réaction… pavlovienne. Une fois l'alerte donnée, les contrebandiers se planquent. Passé le danger, les activités reprennent. Les pistes sinueuses débouchent directement à la frontière avec la Tunisie. De l'autre côté, les homologues tunisiens attendent déjà l'arrivée de la marchandise. Mais à la vue de la patrouille, ils se débinent. Ils ne vont pas loin, de toute manière. Ils attendront le temps de voir partir ces ennemis. Ce scénario va durer une partie de la nuit alors que le froid s'est bien installé, perçant, cassant tout sur son passage. Aucune couverture ne lui résiste, sauf les contrebandiers qui défient tout. Transis, à 2h du matin, même les grosses laines des couvertures n'ont pas ramené un peu de chaleur dans les corps. Qui est l'enfer ? La patrouille ou la contrebande ? Grande question qui ne peut en aucun cas trouver de réponse dans les échos de cette nuit givrante. Le mouvement et les conditions météo ont beaucoup influé sur le résultat de la ronde. Le bilan de cette première journée est maigre. Mais tout le monde reste mobilisé. Y compris le commandant qui veille tard dans la soirée. Il a toutefois bien un motif de satisfaction. Depuis le début de l'année, ses saisies sont estimées à plus de 500 millions de centimes. Et le mois n'est pas terminé. 2009 commence bien et pourrait s'inscrire dans les records. Le groupement est déjà à 4 382 litres de mazout et 1 679 litres d'essence et une dizaine de véhicules saisis. Le mercure opère une chute vertigineuse. La température est en-dessous de zéro. Le temps s'égrène doucement, mais n'arrive pas à stopper les “Mig”, le flux de jerricans qui ralentit mais ne s'arrête jamais, même si une grande partie des opérateurs optent pour une pause dans la seule taverne locale qu'ils écument comme une faune nocturne exhibant, comme des trophées de victoire, les recettes de la journée en criant les noms de harrag de renom sous les sifflets et les applaudissements. Une drôle de galerie, milieu glauque où les voix hautes rivalisent avec les décibels du gallal et la fumée de mauvais tabac. Pourtant, les regards, malgré le climat euphorique, demeurent sombres, fixes et interrogateurs. Spectacle d'une autre dimension où de belles créatures à peine habillées côtoient des bipèdes hystériques en kechabia. Et ces regards qui vous fixent, vous fouillent indéfiniment. Mais, il faut se rappeler la première consigne : ne jamais répondre à la provocation. Car, en plus de l'agressivité individuelle, corollaire de l'activité de contrebande érigée en mode de vie, il y a l'agressivité collective qui se manifeste sous forme d'émeute instantanée pour n'importe quel motif, aussi petit ou futile soit-il. Ils en feront la démonstration à plusieurs reprises en un laps de temps. Nous les retrouverons le lendemain à la seconde escale, au 8e GGF, territoire allant de Bouchebka jusqu'à la limite d'El-Oued. Au territoire du 14e GGF, c'est le 14e parallèle à partir et vers le néant. Ou peut-être à partir de l'épicentre de l'agressivité. D. B.