Je ne gère pas. Je ne fais que coordonner. Cette affaire est purement politique. S'il y a quelqu'un qui doit être ici, en tant que témoin, c'est bien le président de la République. Il savait tout !» plaidait l'ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, lors de sa comparution, dimanche dernier, devant la cour d'Alger (voir El Watan d'hier). Evoquant l'action dévastatrice de l'ancien ministre de l'Industrie, Abdessalem Bouchouareb, actuellement en fuite et condamné par contumace à 20 ans de prison, M. Sellal avoue, désemparé : «Je n'ai pas nommé ce ministre. J'ai demandé son limogeage à plusieurs reprises, mais je n'ai jamais eu de réponse. Je n'avais pas de pouvoir sur lui.» Il ajoute : «Il est nommé par décret présidentiel. Je ne peux signer de décret exécutif sans l'accord du Président.» Un peu plus loin, M. Sellal confie, dépité : «Je me sentais fier en rencontrant les grands de ce monde, comme le président américain, Barack Obama, le Premier ministre britannique et le Président chinois, mais une fois au pays, je me sentais tout petit, incapable de signer un décret exécutif, avec un Bouchouareb qui creuse la terre sous mes pieds. C'est ça l'Algérie !» On voit bien que, même s'il se gardait de le charger frontalement, Abdelmalek Sellal souhaitait désespérément que Abdelaziz Bouteflika soit appelé au prétoire, ne serait-ce que comme «témoin». Au cours de la même audience, M. Ouyahia glissait lui aussi : «Je ne faisais qu'appliquer le programme du Président.» Ainsi, il tombe sous le sens que la responsabilité de l'ancien chef de l'Etat, qui a aligné quatre mandats consécutifs, totalisant 20 ans de pouvoir, est entièrement engagée dans les affaires de corruption qui défrayent la chronique depuis quelques mois, et qui ont éclaboussé ses plus proches collaborateurs. C'est sans doute en raison de son état de santé vacillant que le Président déchu a échappé jusqu'à présent à la justice. Et il y a fort à parier que même dans les jours et les mois qui viennent, il ne connaîtra pas l'humiliation subie par un Hosni Moubarak, comparaissant devant le tribunal du Caire couché sur une civière. Il n'empêche que plusieurs voix plaident pour une «judiciarisation» de son bilan. Si la forme et la formule restent à déterminer, il y aurait toujours moyen, selon les partisans d'un tel procès, de juger Abdelaziz Bouteflika «pour l'ensemble de son œuvre», avant de confier son sort au «jugement de l'histoire». C'est l'avis de Abdelaziz Rahabi qui milite depuis plusieurs mois pour le jugement de M. Bouteflika, au moins «symboliquement». Invité de l'émission «Studio El Djazair», diffusée le jeudi 27 février sur la chaîne El Bilad TV, et en réponse à une question sur la nécessité ou pas d'ester en justice l'ancien locataire d'El Mouradia, Abdelaziz Rahabi a réitéré sa position en affirmant que M. Bouteflika «a une responsabilité dans la corruption. Il a couvert la corruption». Et de faire remarquer : «Plusieurs anciens ministres et anciens Premiers ministres avouent devant le juge qu'ils ont accordé tel crédit ou entériné telle opération sur ordre du président de la République. Donc, il a une responsabilité politique.» M. Rahabi a tenu toutefois à préciser : «Vu son état de santé actuel, le jugement du Président serait symbolique.» Il insiste : «Je ne dis pas qu'il faut l'incarcérer. Nous sommes le seul peuple qui n'a pas pendu, poussé à l'exil ou jugé son Président.» «Il a érigé la corruption en instrument de gouvernance» Rappelons que le RCD a été, de son côté aussi, l'un des premiers partis à exiger la traduction de M. Bouteflika devant la justice. Dans un communiqué sanctionnant une réunion de son secrétariat national, qui s'est tenue le 25 mai 2019 à Alger, le parti de Mohcine Belabbas soulignait : «Si on veut que la justice et rien que la justice s'exerce, en plus de l'indépendance dont elle doit jouir, y compris vis-à-vis de l'opinion publique, elle doit déjà commencer à réfuter le caractère sélectif de ces interpellations en convoquant toute la îssaba. Abdelaziz Bouteflika, le chef de l'Etat déchu, doit être entendu sur ses actions et sur l'activité de ses collaborateurs. A ce stade, c'est l'unique gage de crédibilité pour que ce qui est présenté comme une opération mains propres ne soit pas dans les faits une chasse aux sorcières.» Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Le Point, notre confrère Farid Alilat, auteur de Bouteflika, l'histoire secrète (éditions du Rocher), a rappelé comment le successeur de Liamine Zeroual a érigé la corruption en instrument de gouvernance et porté la rapine d'Etat à une «échelle industrielle» : «On oublie souvent que Bouteflika a été condamné en 1983 par la Cour des comptes pour ‘‘détournement de fonds publics''. Il n'est pas connu pour sa probité et sa droiture. Ensuite, dès son arrivée au pouvoir, il a confié à l'une de ses connaissances ceci : ‘‘Ils m'ont traité de voleur ? Je vais faire d'eux tous des voleurs.'' Donc, il y avait chez lui cette volonté délibérée de corrompre tout le monde. Il a fait de la corruption un instrument de gouvernance, de soumission et d'allégeance. Il n'est pas étonnant de voir presque l'ensemble de son gouvernement en prison pour des faits de corruption. Il n'y a jamais eu de sa part l'envie, la disposition, de combattre la corruption. Il l'a plutôt encouragée.» Et d'ajouter : «Il a été aidé en cela par la manne pétrolière qui s'est déversée sur le pays au cours des 20 dernières années, où l'on a engrangé quelque 1000 milliards de dollars. Une grande partie de cet argent a été détournée par les propres serviteurs de Bouteflika et de son frère Saïd. La corruption était pratiquée à une échelle industrielle.» (Le Point du 27 février 2020) Il convient de mentionner, enfin, cette réflexion exprimée par l'écrivain Kamel Daoud qui, dans une interview accordée à Jeune Afrique (mise en ligne le 23 juin 2019), et à la question : «Faut-il juger Bouteflika ?» il répondait sans ambages : «Oui. Au début de la révolution, j'estimais qu'il ne fallait pas ouvrir de procès pouvant conduire à la mise en place de tribunaux populaires. Dans l'espoir d'une transition non violente, il ne fallait pas en arriver là. Et puis, le 3 juin, j'ai pleuré quand j'ai vu le blogueur Abdellah Benaoum sortir de prison après presque trois mois d'incarcération. Sans cette révolution, il y serait resté et aurait même pu y laisser la vie, car cet homme avait été condamné à deux ans de réclusion pour ‘‘outrage au Président''.» Pour Kamel Daoud, «Bouteflika a une responsabilité politique et humaine dans ce qui s'est passé en Algérie (…). Le jugement de Bouteflika sera le début de la vraie rupture avec l'ancien système».