Le 15 mars 1962, un commando de tueurs de l'OAS assassinait, à Alger, six instituteurs - trois algériens et trois français - « coupables » de travailler avec les plus pauvres des Algériens, au sein des centres sociaux créés par Germaine Tillion. Robert Aymard, Marcel Basset, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène, Max Marchand et Salah Ould Aoudia étaient fusillés à bout portant par la bêtise et par la haine. Ce fut alors la désespérance dans toute la communauté éducative en Algérie et en France. On venait d'assassiner le respect de l'autre, la fraternité, le savoir et le progrès, on venait d'assassiner l'espoir et l'avenir. Et c'est dans un chaos sanglant que l'Algérie allait naître à l'indépendance, le 5 juillet 1962, entre un terrible printemps marqué par la folie destructrice de l'OAS et un terrible été marqué par la guerre des wilayas. Qui, alors, aurait parié en kopeck sur la possibilité de relations nouvelles et fraternelles entre l'Algérie et la France ? Quarante ans après, en 2002, des centaines d'Algériens et de Français réunis à Paris célébraient, autour de Jack Lang, le baptême d'une salle prestigieuse du ministère de l'Education nationale : salle Max Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons, que chacun appelle aujourd'hui salle Marchand-Feraoun. Parmi ces Français et ces Algériens, les familles et les amis des six martyrs, tellement heureux de se retrouver pour ce bel hommage. Depuis lors, l'association des Amis de Max Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons se retrouve, chaque année, le 15 mars à 11h, à Ben Aknoun, sur le lieu du crime, pour commémorer ce triste évènement. Et chaque année, ils sont plus nombreux, Algériens et Français confondus, devant ce mur blanc criblé de balles : plus de 200 personnes, cette année, autour des familles, en présence de l'ambassadeur de France, encore tout auréolé de son courageux « discours de Sétif » fustigeant les massacres de 1945, en présence de trois ministres du gouvernement algérien qui annoncent leur décision de procéder au classement du site au patrimoine national. Mais, en dehors de ce devoir de mémoire et de cette exigence de vérité historique auxquels aspirent légitimement nos deux peuples, il y a aussi cette volonté de regarder ensemble vers l'avenir. Ainsi notre association a-t-elle pris l'habitude, depuis 2003, d'organiser des rencontres avec la jeunesse étudiante et lycéenne. Ce fut le cas, une nouvelle fois cette année, à l'université de Constantine, le 13 mars, au Lycée international d'Alger, le 15, et à l'université de Tizi Ouzou, le 16. Le thème varie chaque année mais en conservant toujours le même objectif : montrer l'actualité du combat mené par ces six hommes exemplaires ! Car ce combat est hélas toujours actuel, tant la bêtise et la haine continuent à submerger le monde, sous des formes changeantes mais avec les mêmes ressorts et la même virulence. Nous avions choisi cette année d'articuler notre intervention en trois temps : il revenait d'abord à Jean-Philippe Ould Aoudia, le fils de Salah, de revenir, dans le détail, sur les circonstances et sur le contexte de l'attentat, tant il est vrai qu'il faut toujours rappeler les faits et tenter de démêler les causes profondes qui ont pu mener à cette abomination. Jean-Philippe le fit avec la précision d'un horloger, un talent de conteur et une émotion retenue qu'on n'oubliera pas de sitôt ! Il me revenait ensuite d'interroger l'Histoire pour tenter de répondre à cette question fondamentale : « Pourquoi des hommes d'une telle exigence morale et d'une telle générosité ont-ils échoué à bâtir cette Algérie fraternelle dont ils rêvaient ? » La riche et tragique histoire des relations franco-algériennes montre pourtant que des hommes, à plusieurs reprises, ont cru possible de bâtir des rapports dont seraient exclues la loi du plus fort, la domination de l'un et l'humiliation de l'autre : d'Abdelkader à Léon Blum en passant par Napoléon III, Ben Badis, Clemenceau ou Ferhat Abbas, ils se sont battus pour modifier le cours des choses mais ils ont tous échoué à éviter l'affrontement final. L'explication s'impose alors : c'est qu'il était impossible de bâtir quelque changement profond que ce soit sur les fondations d'un rapport de forces, de conquête et de colonisation. C'est alors qu'intervenait le troisième orateur, l'historien Michel Levallois, descendant du conseiller le plus influent de Napoléon III dans son audacieuse politique algérienne : Ismaïl Urbain. Ce personnage d'exception, fils d'un notable marseillais et d'une esclave noire de Guyane, adhéra très vite à la philosophie progressiste des saint-simoniens, se convertit à l'Islam, épousa une Constantinoise, et inspira durant les vingt ans du règne de Napoléon III la prometteuse politique du « royaume arabe » menée par l'empereur. Une politique aussitôt démantelée après l'abdication du souverain en 1870, illustration de cette fatalité qui a condamné à l'échec toutes les tentatives d'évolution pacifique de l'Algérie, même lorsque intervenait un si bel alliage de l'intelligence et du pouvoir. Dans des amphithéâtres universitaires remplis de jeunes étudiants et de leurs professeurs, la soif de connaître et la passion de comprendre étaient aisément perceptibles. A preuve le nombre et la qualité des questions qui attendaient les orateurs après chaque intervention. Le 15 mars 1962, le jeune Ould Aoudia apprenait l'assassinat de son père, le jeune Levallois, sous-préfet à Rocher Noir (Boumerdès) et le jeune Morin, instituteur à Constantine, apprenaient la terrible nouvelle. Nous étions tous, alors, plongés dans la révolte et le désespoir. Et pourtant, quarante-trois ans après, devant le mur des fusillés comme devant la jeunesse universitaire d'Algérie, le sentiment dominait parmi nous que le sacrifice des six martyrs du 15 mars 1962, si absurde et si cruel qu'il nous paraisse toujours, se transformait aujourd'hui en un formidable point d'appui pour continuer l'éternel combat de la raison et du cœur contre la bêtise et la haine. Pouvait-on rêver plus belle victoire pour nos maîtres d'école assassinés ?