– Vous avez suivi les pas de votre grand-père. Pouvez-vous nous en parler ? Je connaissais l'expérience de mon grand-père, décédé lorsque j'avais dix ans. Je savais qu'il avait travaillé comme médecin en Guyane. Il était muté tous les quatre ans. Et chaque fois, il écrivait et prenait des photos. De la Cochinchine, il est revenu avec le choléra. Puis il a été muté sur le bateau qui transportait les prisonniers entre la France et la Guyane. Puis, durant la guerre de 1914-1918, il a aussi témoigné, mais on a perdu ces derniers documents. Il a aussi été en Indochine où il s'est principalement occupé de maladies tropicales et à Madagascar. Il y a mille photos en tout dont cent cinquante pour le bagne de la Guyane. – L'optique était-il de témoigner pour la postérité de ce qu'il a vécu et vu ? Cela reste un mystère. Apparemment, l'idée de la transmission est là, dans un deuxième temps. En premier lieu, c'était un jeune médecin très conservateur, bourgeois, il était pour la peine de mort et pour lui, il est normal que les gens qui ont commis des délits soient envoyés au bagne. Il aime l'argent et donc il vend des articles à la presse, les lecteurs étant friands d'histoires de bagnards. Il a écrit des dizaines d'articles sur tous les gens célèbres passés par des cours d'assises. Les journaux font alors leurs choux gras là-dessus. Mais, au bout d'un certain temps, muté en Nouvelle-Calédonie, il ne supporte plus la démesure entre la punition et ce pourquoi ils ont été condamnés. Il se met à critiquer et donner des noms, en parlant des exactions d'un tel ou d'un tel, des détournements de nourriture, des gens qui meurent de faim… Il analyse toutes les failles du système. Il y a bien deux temps dans la vie de Léon Collin, une première partie où, jeune, il veut se faire de l'argent, et un deuxième moment, plus mûr où il a vu et raconte. Il dénonce la dérive. – On déporte depuis 1854 les hommes dits indésirables. Et dans le commentaire du film, on entend cette phrase qui décrit un enfer carcéral où l'humanité ne répond plus. Mais votre grand-père a-t-il été autorisé à tout voir ? Je pense qu'il voyait ce qu'il voulait voir. Les médecins en général vont partout. Pour ce qui est de la Guyane, il ne fait que la partie transport, sur les navires. Sur place, à terre, faire des photos est interdit et il ne peut pas sortir son appareil. En 1909, cependant, il reste quelques jours au bagne de Guyane lors d'une tournée des camps et il rapporte quelques rares photos. – N'y a-t-il pas quelque chose d'émouvant à savoir que ces beaux jeunes gens sur le bateau vont subir des choses épouvantables ? Ils vont mourir essentiellement de faim. Toute la nourriture qui leur est destinée est détournée par la pénitentiaire et par les forçats eux-mêmes qui la revendent dès qu'ils le peuvent pour se faire un peu d'argent. Les fournisseurs servent des produits avariés. On estime que 50% seulement de ce qui est destiné aux forçats leur arrivent. Ils vont nu-pieds, ils ne sont pas suffisamment habillés et ils souffrent ou meurent de la faim. Affaiblis, en proie aux maladies tropicales. – On parle de 70 000 hommes et 1000 femmes de bagnards. Combien sur ce nombre accomplissent leur peine ou en reviennent ? 90% y périssent durant leur peine ou après avoir été libérés en étant astreints à ne pas être autorisés à repartir en France, selon des particularités techniques au cas par cas. Ensuite, le problème c'est qu'ils n'ont pas de quoi se payer le billet de retour et ils sont livrés à la nature, sans moyen de subsistance. Ils se débrouillent comme ils le peuvent, ils tombent dans l'alcool, et certains commettent à nouveau des délits ou crimes pour retourner au bagne. Un tiers des dix pour cent restants rentre en métropole. Dans le nombre il y a ceux qui réussissent à s'évader, les petites peines et ceux qui sont graciés. – L'idée de la création de ce bagne de Cayenne était que les détenus participent au peuplement de cette colonie guyanaise ? Qu'en reste-t-il ? Avec les bagnards, on avait l'intention de coloniser le territoire. Au résultat, ils sont encore plus mauvais s'ils s'en sortent et la colonisation ne marche pas. L'idée de départ tient en trois mots : punir, amender, coloniser. Punir on y arrive merveilleusement bien, si j'ose dire, puisqu'ils souffrent au-delà de ce qu'on pourrait espérer. Amender, c'est l'inverse qui se produit puisque pour survivre dans ce monde là, c'est le plus fort qui l'emporte avec un caïdat qui s'installe. Si vous arrivez gentil comme un mouton et que vous ne devenez pas tigre du jour au lendemain, vous ne survivez pas. Reste le ‘‘coloniser''. Les hommes détenus n'étaient pas forcément des agriculteurs. Ils ne sont pas faits pour cela. Même si on leur donne un lopin de terre. – Il y a pourtant quelques personnes qui font souche, dont le maire de Saint-Laurent. C'est l'exception ? En Guyane, ils sont rares à faire souche. Contrairement à la Nouvelle-Calédonie par exemple. – Les femmes, pourquoi les envoie-t-on dans le bagne de Guyane ? C'est dans l'idée de coloniser. Il faut des ventres pour assurer la reproduction. Cela ne marchera pas évidemment. Ce sont des femmes transportées, c'est-à-dire qu'elles sont passées par la cour d'assises. On leur laisse le choix d'effectuer leur peine en prison ou bien d'aller vers les bagnes où dès qu'elles auront purgé leur peine, elles auront un lopin de terre, un homme à marier… Il n'y a pas tant de volontaires que ça. Celles qui partent sont enfermées dans des espèces de couvents gérés par la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Elles ont comme activité de faire des chapeaux de paille, des vêtements. De la production textile pour le bagne. Une fois achevé leur temps, on les marie et assez souvent, le mari n'a pas les moyens de la survie et la femme se prostitue. En Nouvelle-Calédonie, il y a quelques cas de familles qui se créent et vont s'établir comme c'est le cas au village de Bourail, où les Algériens vont avoir une descendance. – En Guyane, il n'y a pas de cas de déportés algériens qui ont fait souche ? Très peu, à ma connaissance, je n'ai pas mémoire d'en avoir trouvé. Mais les recherches restent vraiment à faire sur ce thème.