On parle ces derniers mois (et même ces dernières années) d'une véritable guerre des mémoires entre la France et l'Algérie concernant les événements douloureux du 8 Mai 1945. Et le film de Rachid Bouchareb en est un exemple type, vu les réactions hostiles à sa projection lors du dernier Festival de Cannes (mai 2010). Mais il y a une autre guerre des mémoires, et celle-ci se passe en Algérie même, celle concernant les héros nationaux, ces morts jusque-là dérangeants, contestés ou oubliés, et qui refont surface à travers certains livres et articles de presse qui réclament que justice leur soit rendue. Il y a d'abord l'affaire Amirouche Aït Hamouda, ce jeune colonel de l'Armée de libération nationale (ALN), dont la mémoire est entachée de ce que l'on appelle la « bleuite » (fin 1958). Le colonel Amirouche victime, dit-on, d'une terrible manipulation, serait le donneur d'ordre de l'assassinat d'un nombre considérable de combattants lettrés de l'ALN, certains de haut niveau, soupçonnés à tort d'intelligence avec l'ennemi. Le livre de Saïd Sadi, président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), publié récemment en Algérie, réédité en France aux éditions L'Harmattan et intitulé Amirouche. Une vie, deux morts, un testament , tend à innocenter le colonel Amirouche en glorifiant les exploits du guerrier et en essayant de démontrer qu'il était, contrairement à ce qu'on dit de lui, respectueux des intellectuels, et cela sur la base de témoignages de certains de ses frères de combat. La deuxième question soulevée concerne la mort le 29 mars 1959 d'Amirouche et de son compagnon d'armes Si El Haouès. Cette dernière, selon Saïd Sadi, serait suspecte. Le guerrier ne serait pas tombé dans une embuscade tendue par l'ennemi par hasard, mais bien parce qu'il aurait été « donné » par ses propres « frères ». Enfin la troisième question concerne les ossements du colonel Amirouche et de Si El Haouès, qui ne furent restitués à leurs familles qu'à l'avènement de Chadli Bendjedid et qui furent par la suite enterrés au carré des Martyrs au cimetière El Alia, à Alger. L'ouvrage retrace d'abord l'histoire familiale des Aït Hamouda et l'itinéraire de ce petit Kabyle qui, âgé d'à peine 11 ans, s'exile de sa Kabylie natale pour l'ouest du pays, suivant ainsi un cousin qui le prend sous son aile. Amirouche s'initie à la couture et devient tailleur en Seine Saint-Denis, en France, terre de son nouvel exil. Piqué par le virus de la politique, il est affilié au PPA-MTLD. Revenu sur la terre natale, il rejoindra le Front de libération national (FLN), devenant non seulement le héros de sa Kabylie natale mais de toute une nation. Le héros est néanmoins décrit par l'auteur comme agissant le plus souvent sans se référer à ses supérieurs. Et pour cela, « il fut traduit devant une commission de discipline présidée par Bachir Boumaaza ». Plus tard, il est remis à l'ordre par son supérieur Krim Belkacem. Amirouche est décrit aussi comme l'homme-clé de la Soummam. Ce congrès, selon Saïd Sadi, n'aurait pu avoir lieu si Amirouche n'avait pas, avec 3000 de ses hommes, sécuriser la région. Mais, déplore Saïd Sadi, Amirouche ne sera pas désigné membre du CNRA ni même parmi les suppléants. Mais le ton du narrateur monte lorsqu'il s'agit de démontrer que le guerrier n'a jamais été sanguinaire. Il est décrit comme « inmanipulable ». Les massacres qu'on lui impute seraient un mensonge d'Etat. Le lecteur, dès lors, pose la question suivante : sur la base de quels documents les historiens ont-ils étayé leurs propos sur la bleuite ? Car un mensonge d'Etat pourrait être rectifié par un gouvernement à venir, mais un livre d'histoire passe entre les mains des étudiants de génération en génération. Il y a aussi l'affaire Abane Ramdane, celui qu'on surnomme à juste titre « l'architecte de la Révolution algérienne » et auquel au moins deux livres ont été consacrés, dont celui du neveu du martyr, Belaïd Abane, intitulé Abane Ramdane et les fusils de la rebellion (L'Harmattan, Paris 2008). Il en est qui disent qu'un livre écrit par un neveu reste un livre écrit par un neveu, fut-il médecin et politologue, et même si Belaïd Abane a fait un vrai travail d'historien. Il serait illusoire de croire que l'assassinat de Abane Ramdane est une affaire qui ne concerne que sa propre famille, car la disparition de ce héros national reste pour le peuple algérien, dans son ensemble, d'une douleur inégalée, une blessure jamais guérie, une incompréhension qu'aucune explication ne pourrait satisfaire. D'abord parce que trop de temps a passé sans que l'Etat algérien ait daigné dire enfin la vérité au peuple, laissant la Révolution algérienne entachée du sang de l'innocent qui est mort sans savoir que ses propres frères l'avaient traîné comme le mouton de l'Aïd pour lui ôter la vie. Cela dépasse tous les crimes, même si un crime reste un crime, mais il y a malheureusement une hiérarchie dans cet acte terrible (l'intention, la préméditation, le degré de violence…). Ensuite, parce que l'Algérie indépendante, qui avait le devoir du jugement posthume de ceux impliqués dans ce crime (à penser qu'ils soient tous décédés)de manière à permettre aux Algériens de faire leur deuil de celui dont le rendez-vous avec ses frères était une rencontre avec la mort, par son silence a laissé place à toutes les dérives. Venons-en à présent à Ferhat Abbas auquel Hamid Abdelkader, écrivain et journaliste au quotidien arabophone El Khabar, consacra un livre intitulé Ferhat Abbas, l'homme de la république (Dar El Maârifa, 2001) et auquel nous venons de consacrer nous-mêmes un ouvrage paru en mai 2010 aux éditions Grand-Alger Livres et intitulé Ferhat Abbas. L'injustice. Le titre de ce livre est révélateur de cette injustice subie par cet homme illustre à l'indépendance de son pays. Lui, le grand homme, relégué au rang de paria, qualifié injustement de « pro-français » alors que sa vie a été une lutte implacable contre le colonat et pour l'indépendance de son pays. Emprisonné sous Ahmed Ben Bella et mis en résidence surveillée sous Houari Boumediène, il est aussi la cible d'écrits fallacieux de ceux (historiens et certains intellectuels algériens) qui se sont détournés du devoir de vérité qui leur incombe. Le mal fait à cet homme illustre est incommensurable et presque irréparable du fait que le mensonge est véhiculé par le média livre pour la postérité. Ferhat Abbas n'est pas le seul héros national objet de la croisade de l'oubli, si ce n'est que dans son cas elle est doublée de celle de la haine. A travers notre livre Ferhat Abbas. L'injustice et certains de nos articles de presse dans le quotidien El Watan, nous avons exhumé le souvenir du militant Mohammed El Aziz Kessous, natif d'El Kala, dans le Constantinois. La période de l'entre-deux-guerres, et au-delà, gronde de sa révolte contre le colonat et le compte largement parmi les héros nationaux algériens. Juriste, écrivain, journaliste militant, engagé au sein de l'UDMA, il était connu pour son humanisme et son pacifisme. Mais qu'on ne se trompe pas car l'homme ne mâchait pas ses mots pour défendre son peuple avec virulence, face à ceux qui l'opprimaient. Cet homme, rare à son époque, donna tout de lui-même afin que les Algériens puissent vivre dans la liberté et la dignité dans leur propre pays. Pourtant, jamais l'Algérie indépendante ne prononça son nom. Il est une autre omerta, et celle-ci est des plus troublantes. Elle concerne le moujahid Ahmed Boumendjel, comme si cet homme ne fut qu'une ombre dans le mouvement national. Pourtant de par sa position dans la révolution de Novembre, il fut non seulement un élément de valeur, mais aussi une pièce maîtresse. Et cela sans oublier ce qu'il donna de lui-même pour l'indépendance de son pays, au sein de l'UDMA où il fut l'une des grandes figures. Cette omerta dans laquelle est plongée le souvenir d'Ahmed Boumendjel, est peut-être pire que sa propre mort car elle est synonyme de mépris et de dénigrement. Les martyrs sont plus ou moins honorés, mais Ahmed Boumendjel, on peut caser son souvenir dans le tiroir des oubliettes de l'histoire, de celles dont les pages jaunies ne sont consultées par personne. Pourtant, il ne fut pas n'importe quel homme. Il fut d'abord et avant tout un érudit dont la fonction d'instituteur n'avait pas assouvi la soif de savoir. Il se tourna vers l'université où les études de droit furent sa prédilection. Il fut aussi un homme de principes et de décision. Avocat, il choisit de s'allier à l'UDMA. Et cette décision ne fut pas prise à la légère car l'avocat était un homme réfléchi et, le peut-on autrement, lorsqu'on a entre les mains les dossiers desquels dépend la survie des hommes ? Maître Boumendjel a toujours suivi la même logique, celle de la justesse d'une cause, en d'autres termes celle de la légalité et donc de la justice. Cet homme des plus valeureux ne quitta la scène politique qu'en 1964, alors ministre du gouvernement Ben Bella, d'où il démissionna à la suite de Ferhat Abbas, refusant à son tour de cautionner l'atteinte à la démocratie. La presse nationale, à longueur de colonnes ou de contributions d'anciens combattants, d'intellectuels ou de citoyens, rend hommage régulièrement aux héros nationaux confinés dans l'oubli. En serait-il ainsi si l'écriture de l'histoire du pays n'avait pas fait un tri injuste, si elle n'y avait pas fait un véritable hold-up de l'écriture de cette même histoire ? Près de 50 ans après l'indépendance du pays, le constat est amer et il ne faudrait pas s'étonner aujourd'hui de voir les enfants de la nation s'approprier leurs héros pour leur rendre justice. Il ne faudrait pas non plus s'étonner de voir les enfants naturels de ces héros intervenir, eux aussi, dans la presse pour interpeller l'Etat de cet oubli, cette occultation ou ce « laisser-faire » qui porte préjudice à l'honneur de certains d'entre eux. Si en ce qui concerne le valeureux Abane Ramdane c'est son neveu qui est le porte-flambeau du souvenir de son oncle, c'est Nassim Abbas, neveu lui aussi de Ferhat Abbas, qui interpellera Chawki Mostefaï lorsque ce dernier, par l'un de ses écrits qualifia l'illustre Ferhat Abbas de « zazou ». Par contre, c'est la fille de Krim Belkacem qui intervient le plus souvent en ce qui concerne certains écrits qu'elle juge fallacieux concernant son père. Et c'est Nacer Boudiaf, fils de Mohamed Boudiaf, qui vient de publier dans matin.dz une lettre intitulé Cher père et qui est des plus poignantes. Par ailleurs, s'il est un combat des plus nobles et des plus courageux, c'est bien celui de Nourredine Aït Hamouda, fils d'Amirouche, qui a passé près de 20 ans à rechercher la dépouille de son père. Ces longues années de la souffrance d'un fils, auquel on avait oté le droit de s'agenouiller devant la tombe de son père, ne pouvaient laisser aucun Algérien indifférent. Nous avions dit en introduction de notre ouvrage Ferhat Abbas. L'injustice (éditions Grand-Alger Livre, mai 2010), que l'Algérie est arrivée à la croisée des chemins et qu'il lui faudrait accepter que d'autres voix s'élèvent au nom de la justice et donc de la vérité. Grâce à tous ces articles de presse, grâce aux ouvrages qui fleurissent les étalages des librairies algériennes, un air de liberté d'expression s'élève… Mais il ne faudrait pas confondre les héros, les vrais, avec les héros préfabriqués qui ont frappé la Révolution algérienne dans le dos et que certains mettent effrontément au devant de la scène, trompant ainsi la nouvelle génération. Ce qui est une insulte non seulement à la mémoire du million et demi de martyrs, mais du peuple algérien dans son ensemble. Aujourd'hui, la jeunesse algérienne a les yeux rivés (et même braqués) sur ses héros, ceux qui constituent l'équipe nationale de football et qui viennent de représenter l'Algérie à la Coupe du monde en Afrique du Sud. Les Fennecs, du nom qui leur est attribué, de par leur envie très forte de voir lever haut les couleurs de la nation, ont réussi à faire vibrer la jeunesse algérienne, lui permettant non seulement d'oublier durant quelques mois sa malvie, mais de croire et d'espérer. Est-ce à dire que tous ces livres qui fleurissent les librairies algériennes et les articles de presse qui glorifient les héros du mouvement national, ne servent à rien d'autre qu'à conforter ceux qui savent déjà, c'est-à-dire les aînés ? On aurait tendance à répondre presque oui, si nous ne savions pas la soif de connaissance des étudiants algériens de l'histoire de leur pays. Et si nous ne savions pas que c'est grâce au dévouement et au combat valeureux de ces héros de la cause nationale, du mouvement Jeune Algérien au FLN, que l'étendard de la nation algérienne, flotte aujourd'hui en Afrique du Sud. Les Fennecs, héros du monde moderne, mais aussi de toute une nation, n'ont fait que reprendre, à leur manière, le flambeau. L'auteur est : Docteur en communication