«Depuis que la wilaya de Blida est sous confinement total, il ne m'est plus possible de rejoindre mon poste de travail. Et je risque sérieusement de perdre mon emploi», confie avec angoisse un technicien dans une entreprise de travaux publics. Depuis le début de l'épidémie, nous dressons jour après jour la triste comptabilité des victimes de ce terrible fléau, entre personnes ayant succombé au virus et sujets contaminés. A ce décompte qui ne cesse de s'allonger, il convient d'ajouter les «victimes sociales» de la pandémie, tous ces travailleurs précaires qui ont perdu leur emploi en raison des effets conjugués de la paralysie d'un nombre important d'activités économiques et de services, d'un côté, et du confinement imposé, de l'autre, qui empêche beaucoup d'employés de rejoindre leur lieu de travail. «J'habite à Boufarik et je travaille à Alger. Depuis que la wilaya de Blida est sous confinement total, il ne m'est plus possible de rejoindre mon poste de travail. Et je risque sérieusement de perdre mon emploi», confie avec angoisse un technicien d'une entreprise de travaux publics. Ces «dommages collatéraux» de la catastrophe sanitaire ont ainsi impacté des milliers de foyers qui se retrouvent sans ressources. Un nombre croissant de familles qui, avant l'épidémie, joignaient difficilement les deux bouts, sont à la limite du seuil de pauvreté. Sur les réseaux sociaux, les témoignages et les cris de détresse se multiplient. Des mots qui résonnent comme autant de SOS lancés dans les forums des groupes de bienfaisance, comme des bouteilles à la mer. Sur la page Facebook d'un collectif citoyen qui active dans l'Oranais, ces bribes de témoignages poignants : «Nous sommes travailleurs journaliers et nous avons été virés sans indemnité» ; «J'ai besoin d'une aide financière et alimentaire. Mon mari est sur le point de perdre son emploi. On n'a plus de ressources. S'il vous plaît, aidez-nous !» Ou encore ce message d'une femme au quotidien difficile : «Mon mari est un travailleur journalier et j'ai quatre enfants. Nous avons de grandes difficultés. Aidez-nous du mieux que vous pouvez.» «La maladie dont nous souffrons, c'est le chômage» Sur Twitter, un activiste du hirak a relayé la vidéo émouvante d'un ouvrier journalier qui interpelle en ces termes le chef de l'Etat : «Monsieur le Président, on vous a entendu parler de ce fléau qui nous a frappé, que Dieu nous en préserve. Nous les pauvres, qui n'avons aucun revenu, qui sommes au chômage, si on ne travaille pas une seule journée, on n'a pas de quoi manger. Nous voudrions que vous pensiez un peu à nous. Laissez-nous au moins bouger pour nourrir nos enfants.» Et de chuter par cette sentence bouleversante : «Monsieur le Président, Monsieur le chef du gouvernement, que Dieu nous guérisse et nous protège. La maladie dont nous souffrons, c'est le chômage. On n'a pas de travail, Allah ghaleb. Si le corona venait à nous emporter, ça serait pour nous une délivrance.» Voilà qui résume crûment la détresse de ces milliers de «victimes sociales» du coronavirus. «Aujourd'hui, nous nous retrouvons confrontés à deux fléaux : la crise sanitaire due au coronavirus et la crise alimentaire qui frappe un grand nombre de foyers. L'épidémie a plongé des familles entières dans la précarité absolue. Plusieurs travailleurs ont perdu leur emploi du fait du confinement sécuritaire qui nous est imposé. Le pouvoir d'achat des plus démunis s'est effondré. A Larbaâ, des gens ne trouvent pas quoi manger, et pas que les pauvres. Des gens qui avaient un niveau de vie acceptable se sont retrouvés sur la paille», alerte Walid Belaziz, membre actif de l'association Errahma, une organisation caritative basée à Larbaâ, dans la wilaya de Blida. Depuis la mise en quarantaine du territoire de la wilaya, cette association de bienfaisance redouble d'efforts pour venir en aide aux familles les plus touchées par les retombées sociales du confinement. Ses bénévoles distribuent aux nécessiteux un «couffin mensuel complet dont la valeur varie entre 4500 et 5000 DA», indique Walid, joint par téléphone. Le couffin comprend tous les produits de base : semoule, farine, huile, haricots, lentilles, riz, pois cassés, concentré de tomate, pâtes, œufs, café, sucre, détergents et d'autres denrées encore. Il offre également des couches bébé et du lait pour nourrisson, pour ceux qui en ont besoin. Jusqu'au 4 avril dernier, «nous avons distribué 600 couffins», assure Walid Belaziz. «Les travailleurs journaliers n'ont plus de revenu» Devant le nombre croissant de demandes, l'association est dépassée : «Nous avons même été sollicités par des personnes dont on n'aurait jamais pensé qu'elles seraient dans le besoin. J'en ai été gêné», confie notre interlocuteur. «Le nombre de nécessiteux croît de façon inquiétante. Les demandes ne cessent d'augmenter. Ce sont des centaines de personnes qui viennent s'inscrire sur nos listes et autant d'appels qu'on reçoit au téléphone. Il faut noter que la population de la ville de Larbaâ a connu une croissance considérable. Elle dépasse aujourd'hui les 150 000 habitants. C'est digne d'un chef-lieu de wilaya», fait-il remarquer. Et de poursuivre : «Aujourd'hui, nous avons des quartiers de la commune de Larbaâ qui sont totalement enclavés, coupés de tout. C'est le cas par exemple de Belaouadi et Sidi Salah, entre Larbaâ et les Eucalyptus. Les quartiers profonds sont complètement oubliés. Derrière la montagne, du côté de Tablat, il y a des foyers qui sont au bord de la famine.» Le militant associatif énumère les nombreux commerces et autres activités pourvoyeuses d'emplois dans la région qui ont fermé, mettant au chômage des centaines de personnes : «Beaucoup étaient embauchés dans les restaurants, les cafés, les pizzerias, les transports. D'autres étaient porteurs au marché, gardiens… Sans oublier les maçons, les manœuvres des chantiers… Tous sont à l'arrêt, vous imaginez les conséquences ?» Walid pointe la faillite de la gouvernance locale dans la gestion de la crise et déplore tout particulièrement la mauvaise répartition des dons sur l'ensemble du territoire de la wilaya de Blida : «Le problème est que les caravanes de solidarité vont principalement à Blida. Les villes de Larbaâ, Bougara, Bouinan… sont marginalisées. La partie est de la wilaya de Blida est oubliée. La ville de Larbaâ n'a en rien bénéficié de ces caravanes. Qui plus est, on subit un blocus sécuritaire qui complique les choses pour nous. Hamdoullah, il y a des gens de bonne volonté qui nous font parvenir des aides, notamment d'Alger. Mais ça reste insuffisant au regard de l'ampleur de la crise et du nombre croissant de demandeurs.» Et de lancer cet appel pressant : «On demande aux bienfaiteurs des autres wilayas de coordonner avec notre association pour faire parvenir ces aides aux familles qui sont les plus touchées par cette crise.» Walid prévient : «Plus l'étau se resserre sur la population, plus la crise va s'aggraver. Les gens ont faim. Un jour ou l'autre, ils finiront par sortir !» L'informel, source de précarité Autre association très active sur le terrain social : l'association de solidarité populaire Le Cœur sur la main, domiciliée à Kouba, dont le militant Kader Farès Affak est la figure emblématique. L'association se démène vigoureusement pour porter assistance aux ménages sévèrement affectés par la double crise générée par le coronavirus. : «Depuis le début du confinement, nous avons effectué des dons à 440 familles, ceci sans compter les aides que nous avons envoyées à une association partenaire qui active dans la wilaya de Blida», indique Kader Affak, contacté par téléphone. S'agissant du dispositif adopté par l'association, Kader explique : «Une logistique a été mise en place. Nous avons une équipe qui passe récupérer les dons. Ce sont principalement des dons financiers. On demande expressément aux gens de faire un don financier et non pas de sortir acheter eux-mêmes. On ne veut pas en rajouter et encombrer les supérettes. Après, nous faisons des achats ciblés en fonction des besoins des familles. Il y a une équipe qui s'occupe de la répartition des dons selon la taille de chaque famille et ses besoins spécifiques.» Evoquant la précarité sociale qui s'est accrue avec la crise sanitaire, il observe : «Il y a ceux qui étaient déjà dans une situation critique et on doit y ajouter maintenant ceux qui ont perdu leur emploi du fait du confinement.» Kader met l'accent sur la fragilité socioprofessionnelle de ceux, très nombreux, qui travaillent au noir : «Il ne faut pas oublier que 60% de l'économie algérienne est dans l'informel. Les entreprises qui ont libéré leurs salariés ne sont pas obligées de les prendre en charge financièrement et ces travailleurs ne peuvent rien faire contre leurs employeurs, puisque, officiellement, ils n'existent pas sur le marché du travail.» «Il y a un pan important de travailleurs journaliers qui se retrouvent sans rien. C'est pour cela que le confinement, c'est une injustice contre ces gens-là», martèle Kader Affak. «Le confinement est une décision irréfléchie parce qu'il y a une solution : c'est le dépistage. C'est-à-dire que ceux qui peuvent se confiner, ils se cantonnent chez eux, mais pour tous ceux qui ne peuvent pas le faire eu égard à leurs conditions sociales précaires, on procède au dépistage», plaide le cadre associatif. Une pensée pour les SDF Kader Farès Affak estime, en outre, que les nouveaux horaires de confinement décrétés par les autorités constituent une entrave pour l'action des associations. «Bien sûr que c'est une contrainte du moment que le couvre-feu est avancé à 15h», lâche-t-il. «On est passés à la wilaya demander une autorisation de circulation, on a été dirigés vers la daïra. Et la daïra nous a signifiés que notre activité n'était pas prise en considération pour nous accorder une dérogation. Ne pas fournir une autorisation de circulation aux associations, c'est couper ce pont de solidarité entre citoyens», dénonce le président de l'association Le Cœur sur la main. Dans la foulée, notre ami a une pensée pour les SDF qui sont au cœur de l'action citoyenne de cette association. «A la daïra, on nous a dit que les associations n'étaient pas autorisées à s'occuper des SDF et que l'Etat a chargé le Samu de le faire.» «Si ça continue comme ça, estime Kader Affak, on ira vers un confinement généralisé, et ça va encore précariser une bonne partie de la population. C'est une affaire de sécurité nationale dans la mesure où, quand des gens ne vont rien trouver à manger, tu auras des agressions, des vols, de la violence dans la société. C'est normal, c'est une question de survie. Il faut des dispositions de la part de l'Etat pour prendre en charge ces pans de la société qui sont dans la précarité à cause de leur mauvaise gestion [des autorités, ndlr].» Kader exhorte les pouvoirs publics à laisser faire les associations et ne pas restreindre leur liberté de mouvement : «Il faut donner les autorisations pour que les associations puissent mener leur action. Ce sont des partenaires sociaux, quand même ! On leur demande de travailler, d'être plus présentes sur le terrain, mais quand elles sont sur le terrain, on les bloque. Il faut décider. Les associations qui ont l'habitude de travailler avec les SDF, on ne peut pas venir aujourd'hui leur dire vous n'avez pas à vous occuper des SDF. Tu te passes d'un capital expérience précieux. Notre association, comme d'autres organisations citoyennes, c'est une expérience dont il faut profiter. On ne peut pas nous écarter de cette manière. Le fait qu'on prenne en charge 440 familles, c'est autant de soucis en moins pour l'Etat. Le pouvoir montre une nouvelle fois toute l'étendue de son incompétence. Il gère la crise sanitaire comme au temps des années 1990. Pour lui, c'est le sécuritaire qui prime. Or, il faut une démarche inclusive, impliquant une collaboration de tous les acteurs, que ce soit l'Etat, la société civile, les collectivités locales, les opérateurs économiques… Les associations tiennent des fichiers des gens à aider. Elles connaissent les besoins de la population. Il faut les écouter !»