C'est sans doute l'un des cas les plus dramatiques que le monde du travail ait connu en Algérie depuis l'indépendance du pays. Il est dramatique en ce sens que depuis des années, des travailleurs meurent sans que l'on sache vraiment ni pourquoi ni comment. Il est dramatique car, enfin, cela se passe dans l'indifférence criminelle des pouvoirs publics qui ne se sentent nullement interpellés par la cadence infernale que la grande faucheuse impose à une catégorie de travailleurs en particulier. Il s'agit de la corporation des tailleurs de pierre de Tkout. Tkout, un lieudit perdu dans le grand Aurès, entre Batna et Biskra, au pied du mont Zalatou. Dans cette petite ville sans relief, nichée dans une vallée désolée au-dessus d'Ighzer Amellal, le corps des tailleurs de pierre ne cesse d'enterrer ses membres les uns après les autres. Officiellement, il s'agit de silicose, cette maladie pernicieuse qui agit comme un tueur silencieux lorsque la silice, poussière de roche mortelle, s'accumule dans les poumons. La silicose est une pneumopathie professionnelle qui entraîne une inflammation chronique et une fibrose pulmonaire progressive. Elle se traduit par une réduction progressive et irréversible de la capacité respiratoire, même après l'arrêt de l'exposition aux poussières et peut se compliquer quelquefois en tuberculose. D'ailleurs, pendant longtemps, les médecins ont cru avoir à faire à la tuberculose et ont donc prescrit des traitements inefficaces. Dans un long cortège funèbre, les morts n'ont cessé de se suivre les uns après les autres, faisant de Tkout le village des veuves éplorées et des orphelins inconsolables. Tkout est un village pauvre mais digne, comme la plupart des localités des Aurès du Sud. Faute de mieux, les jeunes du village ont embrassé en grand nombre cette vocation de tailleur de pierre qui leur permet de survivre quelques années. A un moment donné, Tkout comptait jusqu'à 1200 tailleurs de pierre exerçant à travers toute l'Algérie. Au-delà du drame humain qui endeuille les familles par dizaines, la quasi-totalité des tailleurs de pierre de Tkout ont toujours travaillé à leur compte et ne sont donc pas déclarés au niveau de la sécurité sociale. Lorsqu'ils tombent malades, ils doivent se prendre en charge pour des soins longs et coûteux. Alités et mourants, ils ne peuvent plus compter que sur la solidarité villageoise ou celle du mouvement associatif même pour le remplissage de leur bouteille d'oxygène. Morts et enterrés, leurs veuves et leurs enfants ne dépendent plus que de la charité des âmes sensibles, en l'absence d'une couverture sociale protectrice. C'est le cas de Ouahab, que nous avons rencontré chez lui quelques jours avant sa mort. Il avait 31 ans et 13 ans de métier à travers plusieurs villes d'Algérie. Lorsque sa maladie s'est déclarée, comme beaucoup de ses camarades, il est rentré mourir à Tkout, au milieu des siens. Dans la froide indifférence et mortelle de l'Etat, Ouahab savait qu'il ne lui restait que la chaleur des siens pour l'accompagner dans son dernier voyage.