Quand, en novembre 2015, lors de la première édition du Prix Assia Djebar, sous l'immense chapiteau dressé contre l'hôtel Hilton, le jury avait annoncé que la distinction pour le roman en langue arabe revenait à un certain Abdelouahab Aïssaoui, les applaudissements avaient à peine couvert les murmures interrogatifs, voire indignés. On vit alors monter à la tribune un grand jeune homme timide, apparemment sonné par la nouvelle, qui se contenta de remercier de manière hésitante et visiblement émue et signaler simplement que cette consécration l'encourageait à aller de l'avant. La surprise d'une grande partie de l'auditoire s'entendait dans les chuchotements et regards lancés de table à table. Qui c'est celui-là ? Inconnu du microcosme littéraire, cet enfant de Djelfa, né en 1985, ingénieur électronicien, voyait récompensé pour une œuvre qui se présentait avec deux «bizarreries» : elle avait été éditée par la Maison de la culture d'El Oued et elle portait un titre espagnol, «Sierra de muerte» (La vallée de la mort) ! De quoi renforcer le camp des sceptiques et des douteurs ataviques dont certains avançaient que le jury avait pris un parti forcé pour la relève puisque les deux autres catégories (langue amazighe et langue française) avaient aussi élu des jeunes. Par la suite aussi, une rumeur avait couru selon laquelle on aurait voulu éloigner les maisons d'édition, le Prix étant organisé par deux éditeurs publics (Anep et Enag), anomalie certaine qui devra être dépassée puisqu'elle pénalise déjà leurs propres auteurs. Cependant, au delà des supputations et suspicions, le parcours d'Abdelhouahab Aïssaoui, dans ses suites mais aussi ses antécédents, peut largement justifier le choix du jury du Prix Assia Djebar. En effet, ce trentenaire, dévoré très tôt par la passion de la lecture et de l'écriture, avait déjà pointé son nez dans l'exercice romanesque, bien modestement, mais de manière suffisante pour signaler son ambition et ses aptitudes. En 2012, âgé de 27 ans, il avait obtenu le prix Ali Maachi pour son premier roman, Cinéma Jacob, publié par les défuntes éditions Viscera. A partir de la salle de cinéma de Djelfa, fermée comme des centaines d'autres dans le pays, il avait construit un univers qui, en quelque sorte, a fait entrer sa ville en littérature. Avec Sierra de muerte, ce sont les camps de concentration de Djelfa sous le gouvernement de Vichy, où croupissaient des milliers de Républicains espagnols (d'où la langue du titre), qui constituent le décor et nourrissent la trame de sa narration. Ces deux premières œuvres suggéraient une démarche fondée sur un point de vue (un espace de référence précis qui sert de pivot au récit) et une vision globale (passion pour l'histoire envisagée au prisme du présent). Deux ans après le Prix Assia Djebar, prouvant ainsi sa constance créative, Aïssaoui obtient à Koweit le grand prix Souad Sebbah du roman arabe pour une œuvre intitulée Les cercles et les portes. La même année, il apparaît à Doha où il reçoit le Prix Katara dans la catégorie Roman non publié pour un manuscrit intitulé Voyage des œuvres oubliées. Nous n'avons aucune information sur ces deux dernières œuvres et nous ne faisons que les citer. Mais elles nous permettent de relever que si Abdelouahab Aïssaoui pouvait faire figure d'outsider en 2016, sa brillante consécration par l'Arab Booker Prize 2020 n'est donc pas une surprise absolue. Il a produit régulièrement, écrivant cinq romans en huit ans, soit au rythme théorique d'un tous les 19 mois, et toutes ses créations, sans exception, ont été primées à des niveaux ascendants de prestige. Ainsi, au vu de ses succès, de son âge également, il dispose désormais d'une marge de progression encore large, bien qu'il soit établi que les carrières littéraires et artistiques ne sont pas toujours rectilignes. En sus de son talent et de sa productivité, il peut compter sur l'humilité dont il a toujours fait preuve à ce jour. Il déclarait en 2017 : «Je suis certes très heureux d'avoir décroché tous ces prix. Mais en même temps, je suis gagné par une angoisse. Car quand un écrivain ne peut pas produire mieux que ce qu'il a déjà écrit, il doit cesser d'écrire.» Une affirmation un peu dure quand l'on sait combien d'immenses écrivains ont connu des phases d'atonie ou de perte de qualité. Mais elle peut indiquer à quel niveau Aïssaoui souhaite placer la barre. Jusqu'à présent, il a tenu parole avec lui-même et a eu raison de le faire. Espérer qu'il conserve sa modestie, après avoir obtenu le prix le plus prestigieux de la littérature arabe contemporaine, n'est pas superflu mais, pour le connaître personnellement, il a assez de valeurs et d'humour existentiel pour y parvenir. C'est que l'Arab Booker Prize n'est pas une distinction quelconque. Il découle du fameux Booker Prize réservé aux œuvres anglophones, lequel donne parfois lieu à des ventes quantifiées en millions d'exemplaires pour le lauréat. Sa version arabe a été créée par la Fondation britannique Booker Prize et le ministère de la culture de l'émirat d'Abou Dhabi et, depuis sa création il y a 13 ans, le Prix international de la fiction arabe (IPAF, son nom officiel), n'a pas cessé de grandir en notoriété et en impact littéraire et éditorial. Il se caractérise également par la constitution à chaque édition d'un nouveau jury, généralement de très haut niveau et donne lieu, outre la récompense financière, au financement de la traduction en anglais de l'œuvre plébiscitée. El Diwan el Isbarti (La cour spartiate) de A. Aïssaoui (Ed. Mim, Alger, 2019) s'étend sur les années précédant et suivant la prise d'Alger par l'armée française à partir des récits croisés de cinq personnages. Conçue comme une fresque dont le point d'orgue est le fameux coup d'éventail du dey, l'œuvre va connaître une diffusion exceptionnelle, en Algérie déjà, dans le monde arabe et au-delà, via les traductions en anglais et autres langues. Et son auteur va devoir s'absenter souvent de sa Djelfa natale. C'est la première fois qu'un écrivain algérien reçoit la prestigieuse distinction et c'est un événement culturel considérable. Le président du jury, Muhsin El Musawi, éminent professeur en littérature arabe et comparée de l'Université de Colombia, a déclaré : «La Cour spartiate se distingue par son éclat stylistique. Il est polyphonique avec plusieurs voix racontant l'histoire. Les lecteurs acquièrent un aperçu à plusieurs niveaux de l'occupation historique de l'Algérie et, de là, des conflits de toute la région méditerranéenne, avec des personnages incarnant des intérêts différents et des visions croisées. Le roman invite le lecteur à mieux comprendre la vie sous occupation et les différentes formes de résistance qui s'y opposent. Avec sa structure narrative profonde et historique, le roman ne vit pas dans le passé, mais il invite plutôt le lecteur à remettre en question la réalité actuelle.» Nous pouvons adjoindre ici nos félicitations à l'éditeur, Dar Mim, qui depuis sa création assez récente, forge un catalogue de qualité. Ce qu'il y a de plus motivant encore réside sans doute dans le fait que la littérature algérienne contemporaine s'affirme de plus en plus dans le monde. Avant d'être choisi, Abdelouahab Aïssaoui faisait bien sûr partie de la liste longue du Prix qui comptait également trois de ses compatriotes : Samir Kacimi avec Les escaliers Trollard, Saïd Khatibi avec Bois de chauffage de Sarajevo et Bachir Mefti avec Mélange des saisons. Soit un quart d'auteurs algériens sur les seize nominés ! L'Algérie était également présente avec Amine Zaoui en qualité de juré et elle a été dans cette édition le seul pays à compter autant de prétendants. Dans la liste restreinte (5 auteurs), on a retrouvé également Saïd Khatibi qui ne devrait pas tarder, dans les prochaines éditions, à monter sur le podium. On peut aussi signaler que le Maghreb alignait près de la moitié des nominés tandis que l'on comptait trois écrivaines : l'Egyptienne Rasha Adly, la Libyenne Aïcha Ibrahim et l'Irakienne Alia Mamdouh. Bien sûr, les statistiques n'ont d'importance vitale que pour le marketing des maisons d'édition, mais elles peuvent indiquer des tendances et souligner en l'occurrence une vitalité de l'écriture algérienne corroborée dans d'autres espaces linguistiques avec toutefois ce terrible bémol du déficit de reconnaissance et de promotion en Algérie-même que vivent aussi les artistes, cinéastes, musiciens, etc. Tant que les distinctions étrangères, évidemment bienvenues, décideront du mérite des créateurs dans notre pays, nous ne pourrons pas affirmer avoir enclenché une véritable dynamique culturelle. Nous avons des créateurs formidables qui évoluent dans un environnement culturel qui ne l'est pas. L'essentiel de la promotion nationale consiste à constater leurs succès ailleurs ce qui les pousse souvent à prendre le pas de la fuite des talents, corollaire de celle des compétences. Mais ce n'est pas le moment de gâcher notre joie et notre fierté. Abdelouahab Aïssaoui qui a aussi touché à la dramaturgie (pièce L'Absent au TR de Saïda, 2018) est entré dans la cour des grands et on ne peut que lui souhaiter de poursuivre son magnifique parcours. Le président de la Fondation de l'Arab Booker Prize, le Pr Yassir Suleiman a déclaré qu'il «nous a confié une œuvre à célébrer et à retenir en ces temps angoissés». Que dire de mieux en ces temps de confinement où seules la création et l'imagination peuvent franchir allègrement les murs ?