Deux chocs exogènes puissants (sanitaire et pétrolier) ont heurté en mars 2020 de plein fouet une économie algérienne déjà fortement fragilisée par la mauvaise gestion du choc pétrolier de 2014, dont les reflets sont les énormes déficits des finances publiques et des comptes extérieurs qui entraînaient des hémorragies de ressources publiques rares (11,800 milliards de DA entre 2014 et 2019, soit 2 ans de recettes budgétaires).
En mots simples, nous vivons au-dessus de nos moyens. Les deux chocs vont exacerber les déficits budgétaires et la balance des paiements, faire reculer l'activité économique, remonter l'inflation, aggraver le chômage et accentuer la pauvreté. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut une stratégie à moyen terme cohérente, globale et intégrée dans un cadre budgétaire à moyen terme (CBMT) qui doit d'abord et avant tout créer, grâce à des réformes ambitieuses et étalées dans le temps, une trajectoire de retour à des finances publiques saines et des comptes extérieurs soutenables, condition sine qua none pour faire repartir l'économie du pays. Cette stratégie doit inévitablement combiner la phase d'urgence (avec des mesures ciblées et temporaires portant sur les volets santé publique, protection des travailleurs et des entreprises et couverture sociale pour les plus démunis) et la phase post-urgence qui ouvrira la voie à une reprise économique à moyen terme saine et élargie, une création d'emplois stables et une réduction de la pauvreté. Il n'y a pas d'autre alternative pour le pays que de mener des vraies reformes solides et ambitieuses. La réhabilitation du modèle rentier n'est même pas une option. Les mesures prises par les autorités depuis mars et leur impact (1) les mesures incluent en matière d'échanges extérieurs (rationalisation des importations d'environ 10 milliards de dollars et dépréciation de 7,5 % du DA), sur le plan social (report des paiements des cotisations sociales, paiement des salaires et pensions pour les travailleurs du secteur public et privé, appuis aux ménages avec toutefois des problèmes de ciblage des bénéficiaires), sur le plan monétaire (report et/ou renouvellement des échéances des crédits arrivées au 31 mars 2020 et postérieurement, consolidation des impayés non traités à la date du 31 mars 2020 et postérieurement, prorogation des dates limites d'utilisation des crédits et les différés de paiement ainsi que l'annulation des pénalités de retard des créances exigibles à la date du 31 mars 2020 et postérieurement et maintien et/ou du renouvellement des lignes de crédits d'exploitation, le rééchelonnement des crédits au profit des entreprises, publiques et privées jusqu'à septembre 2020), sur le plan budgétaire (reports de paiements d'impôts, primes spéciales et revalorisation de la fonction médicale). D'autres mesures budgétaires sont en préparation dans le cadre d'une loi de finances rectificative pour 2020. Pour les recettes, il est prévu une pertes nette de recettes ordinaires de 120 milliards de DA (exonération de l'IRG : -25 milliards de DA ; suppression du système de déclaration des professions libérales : -15 milliards de DA ; manque à gagner en termes de TVA dû à la baisse des importations : -109 milliards de DA et gain sur la TVA dû à la dépréciation du DA +25 milliards de DA). Du côté des dépenses, si la réduction des dépenses courantes hors salaires et hors transferts va générer une économie de 320 milliards de DA (coupes sur les biens matériels et les subventions aux EP, ce qui pourrait poser des risques) de laquelle il faudra déduire 70 milliards de dépenses additionnelles pour couvrir sur 7 mois l'augmentation du SNMG de 2000 DA. Ce package de mesures devrait donc porter le déficit du budget (CNR compris) à 15% du PIB. Sur le plan extérieur, en dépit de la rationalisation des importations de $10 milliards, le déficit du compte courant passerait de 10,7% du PIB en 2019 à 12,1% du PIB. Vu la faiblesse du compte financier, le déficit global va se creuser de $3,4 milliards supplémentaires ce qui situerait les réserves de change à fin 2020 à $43,8 milliards. Ces mesures sont les bienvenues, mais souffrent de trois lacunes : (1)- le temps de réponse lent. Si une grande partie de ces mesures ont été adoptées avec célérité, d'autres restent à mettre en œuvre vu la lenteur à adopter une loi de finance rectificative ; (2)– la démarche ad hoc de la gestion de la phase d'urgence qui manque de cohérence intersectorielle et pourrait atténuer la portée des mesures ; (3)– la portée limitée des mesures budgétaires prévues dans la loi de finances rectificative ; et (4)- l'absence de plan global à moyen terme qui va relier la phase d'urgence à la phase post urgence dans le contexte d'une stratégie claire à moyen terme qui devra résorber les impacts négatifs des mesures urgentes et projeter l'avenir. Le problème macroéconomique central de l'Algérie c'est le double déficit des finances publiques et du secteur extérieur Il faut les résorber pour faire repartir l'économie du pays. En tendance actuelle, en dehors de toute réforme, nos besoins de financement pour 2020-2022 sont (1) pour le budget, environ 2200 milliards de DA/an soit 6600 milliards de DA (soit $50 milliards) et (2) pour la balance des paiements, environ 60 milliards de dollars, soit des besoins totaux de $110 milliards sur 3 ans. Comment pourraient-ils être couverts ? (1) Par des réformes budgétaires en recettes et dépenses (pour un gain de $25 milliards mais sans recourir à l'austérité car elle casserait la croissance) : (2) La disponibilité estimée de réserves de change (environ $55 milliards à fin avril) ; et (3) D'autre mesures telles que la diversification des exportations et une dépréciation nominale du DA d'environ 30-40% (gain d'au moins 5 milliards sur les importations). Le gap de financement total serait donc réduit à $25 milliards. Il pourrait être couvert par (1) Des emprunts financiers sur le marché algérien (quoique l'épargne nationale des entreprises et des ménages soit faible) ; (2) Des prêts projets dont il faut d'ores et déjà entamer la préparation ; (3) Des aides budgétaires ; et (4) Des appuis à la balance des paiement. Les appuis extérieurs sont indispensables au redressement de notre pays à moyen terme. Encore faut-il mettre en place une stratégie d'endettement et articuler toutes les mesures mentionnées ci-dessus dans un plan de redressement à moyen terme crédible qui fera ressortir tous les efforts que peut déployer le pays sur les plans macroéconomiques, structurel et sectoriel. Ce programme doit faire l'objet d'une diffusion la plus large pour des raisons de visibilité. Eléments d'une stratégie à moyen terme Vu les impératifs ci-dessus, il faut travailler sur le court et moyen termes. À court terme, pour le budget, il faut réduire le déficit si possible en explorant la possibilité de dégager des recettes additionnelles et de couper les dépenses non prioritaires. Pour les recettes, les pistes réalistes sont :(1) Une réduction des exonérations attribuées de façon anarchique (530 niches fiscales et douanières pour un montant cumulé de 1260 milliards de DA (dont 600 milliards DA environ pour les impôts, 660 milliards de DA pour les douanes) qui touchent l'IBS, la TVA intérieure et extérieure et les droits de douane ; (2) Une amélioration de l'administration fiscale et douanière (dématérialisation des procédures de déclaration et paiement, maîtrise des obligations fiscales, renforcement du contrôle fiscal, lutte contre la fraude, maîtrise de la base d'imposition ; (3) Le recouvrement des arriérés fiscaux estimés à environ 3500 milliards de DA ; et (4) Une meilleure coordination entre les grandes régies financières. Un mix de mesures réalistes pourrait générer en net environ 320 milliards de DA. Sur le plan des dépenses, la seule marge de manœuvre c'est une baisse des dépenses en capital afin de ne retenir que les projets qui s'exécutent normalement (gain de 1465 milliards de DA). Au total, ceci pourrait ramener le déficit global de 14,7% du PIB à 7% du PIB en 2020. Il sera financé par un recours aux concours de la Banque centrale en 2020, seule option disponible. Pour la politique de change, le taux de change du DA était déjà surévalué avant le choc pétrolier dans une fourchette de 20-25 %. La détérioration projetée de nos échanges extérieurs au cours des prochains mois, va impacter négativement les indicateurs clés d'analyse de la viabilité extérieure. Compte tenu d'un compte courant normatif de 5% et un déficit du compte courant passant à 12, 1% du PIB, l'écart est de 7,1 points de pourcentage qui doit être normalement comblé par des politiques budgétaires restrictives, une diversification des exportations et une dépréciation nominale du DA d'environ 30-40%. Les autorités monétaires ont fait déprécier le taux de change du DA de 7,5%. Il faut donc poursuivre le glissement du DA pour atteindre au moins 20% en 2020. Pour le moyen terme, la stratégie vise à construire progressivement un modèle de développement axé sur le travail, la créativité et l'esprit d'entreprise. Dans ce nouveau modèle, la commande publique doit cesser d'être la source de croissance. Les politiques publiques à mettre en œuvre à cet effet auront deux objectifs : (1) Stabiliser l'économie afin d'éliminer les grands déséquilibres macroéconomiques, ce qui suppose un mix de politiques combinant une réduction graduelle du déficit budgétaire pour préserver la croissance (politique budgétaire), une dépréciation du taux de change pour atteindre le taux d'équilibre (politique de change) et le contrôle de l'inflation (politique monétaire) ; (2) Relancer l'activité économique par l'investissement et l'exportation en profitant du boom technologique qui caractérise les secteurs vert, bleu et numérique. Des réformes structurelles incontournables toucheront les finances publiques sous tous leurs aspects, le secteur financier, le taux de change, le cadre institutionnel de l'investissement et la bonne gouvernance. Cette stratégie doit être préparée par les autorités au cours des 6 prochains mois afin de la mettre en place dès 2021. Si nous ne reformons pas, on perdra tôt ou tard le contrôle de notre destinée.
Une économie déjà en crise à fin 2019 et un pays vivant au-dessus de ses moyens Les indicateurs suivants sont parlants :(1)un déficit budgétaire global élevé passant de 8,8% du PIB en 2017 à 9,8% du PIB en 2018 (financé par un recours massif à l'endettement auprès de la BA) et un niveau provisoirement estimé à 9,5% du PIB en 2019, dont 2,9% du PIB représentant le déficit de la CNR ; et (2) un déficit global de la balance des paiements qui est passé de 2,8% du PIB en 2014 à environ 9,9% du PIB en 2019 avec pour corollaire une chute des réserves de change qui sont passées de$198 milliards en 2014 à $63.8 milliards à fin 2019 et une érosion de la monnaie nationale de 49% entre 2014 et 2019. Cette dernière a fait chuter la demande globale laquelle explique, entre autres, la décélération de l'inflation qui est passée à 1,9% à fin 2019. En conséquence, notons : (1) la croissance déjà faible en 2014 (3,8%) qui a continué de chuter pour se situer à 1% en 2019, tirée essentiellement par la consommation domestique finale et les investissements publics ; (2) la montée du chômage, notamment chez les femmes et les jeunes du fait du faible niveau de croissance qui ne peut absorber les flux annuels de demandeurs d'emploi (environ 200 000 dont 160 000 sont des primo demandeurs) encore moins réduire le stock de chômeurs évalué à 1,3 million de personnes ; et (3) un revenu par tête d'habitant en baisse constante qui est passé de 5,355 dollars en 2014 à 4,100 dollars en 2019. Ces trois derniers indicateurs posent problème, mais ils sont le résultat direct de finances publiques et de comptes extérieurs qui ne sont pas sains. L'hémorragie de ressources publiques doit être stoppée immédiatement pour avoir une option sur l'avenir.
Par : Abdelrahmi Bessaha Macro-économiste, spécialiste des pays en pos-conflits et fragilités