Les chocs sanitaires et pétrolier récents vont davantage aggraver les déficits significatifs des finances publiques et de la balance des paiements en 2020 et au cours des années subséquentes si des réformes ne sont pas entreprises. En effet, les déficits surtout du niveau de ceux enregistrés par le pays entravent la croissance, favorisent le chômage et la montée de la pauvreté et accentuent l'endettement public. En l'absence de réformes profondes, ces deux déficits vont se poursuive en 2020 et au cours des années subséquentes et entraîner un gaspillage de ressources rares. Il est donc urgent d'articuler une stratégie à moyen terme globale et cohérente devant : (i) inclure des réformes pour rendre nos finances publiques saines et notre balance des paiements soutenable dans un contexte de rupture claire avec le modèle rentier qui a prévalu jusqu'à présent et qui a montré toutes ses limites ; et (ii) une nouvelle structure de financement de ces déficits qui établisse un équilibre entre viabilité budgétaire, croissance économique et emploi. Cette stratégie, qui a longtemps été repoussée, devra toutefois être mise en œuvre dans un environnement défavorable sur les double plans internationaux et domestique laminés par une profonde récession mondiale. En revanche, une fois mise en place, cette stratégie finira par inscrire le pays sur une trajectoire de croissance saine et élargie. Facteurs explicatifs des déficits chroniques Les finances publiques sont déséquilibrées de façon structurelle pour plusieurs raisons, y compris des recettes ordinaires faibles (inadéquation des taux et des assiettes fiscales, administration fiscale et douanière inefficace et corrompue, exonérations fiscales et douanières énormes et accordées sans contrôle), des recettes pétrolières volatiles, des dépenses coûteuses ployant sous le poids considérable de la masse salariale et des subventions et transferts et des dépenses en capital énormes mais inefficaces. Pour terminer, la structure du financement des déficits n'est pas viable et ne répond à aucune stratégie de soutien à la croissance et l'emploi. Par ailleurs, le recours au financement monétaire dès 2017 fut une décision illogique ne répondant à aucune considération stratégique ou tactique. Pour ce qui est des comptes extérieurs, ils sont également structurellement déficitaires du fait de la faiblesse de nos exportations dominées par le pétrole, un produit de base hautement volatile, d'importations élevées en soutien d'un modèle de consommation urbain coûteux et l'absence d'attrait de l'épargne étrangère sous forme d'investissements directs étrangers ou d'investissement de portefeuille vu le manque d'activisme officiel sur le marché financier international. Des besoins de financements importants pour la période 2020-2023 En tendance actuelle, en dehors de toute réforme, le déficit budgétaire global se situerait en moyenne à 15,1% du PIB au cours de la période 2020-2023. Simultanément, le déficit du compte courant de la balance des paiements atteindrait une moyenne de 16,3% du PIB au cours de la même période. Pour 2020, le déficit du budget sera couvert par le financement monétaire, unique possibilité disponible présentement. Le trou de la balance des paiements sera couvert de nouveau par un tirage sur les réserves de change, unique possibilité disponible. En conséquence, les besoins de financement prévisionnels de ces déficits pour 2021-2023 seront : (1) pour le budget, environ 2200 milliards de DA/an soit 6600 milliards de DA (soit environ 50 milliards de dollars) et (2) pour la balance des paiements, environ 60 milliards de dollars, soit un total de 110 milliards de dollars. Si des reformes sont mises en place, il est à attendre un gain cumulatif de 25 milliards de dollars. Combiné aux disponibilités en réserves de change internationales d'environ 44 milliards de dollars à la fin de l'année, le gap de financement restant à couvrir sera donc de 41 milliards sur 3 ans. Il va falloir les couvrir par la mobilisation de dons et financements concessionnels auprès de pays partenaires si possible mais en se créant les conditions d'un recours incontournable à l'endettement intérieur et extérieur. Les axes de réformes Au cœur d'une stratégie à moyen terme, il y aura des réformes progressives visant à améliorer le recouvrement des recettes, réduire les dépenses courantes avec précaution, renforcer le cadre de gestion du cadre institutionnel des projets publics, étaler la dépréciation du taux de change pour le rapprocher de son point d'équilibre (pour rattraper 40% de surévaluation), rationaliser les importations pour les ajuster aux exportations (dans le contexte d'une politique industrielle efficace) et mettre en place des réformes structurelles de grande envergure. En simultanéité, il faut redéfinir une structure de financement des déficits du budget établissant un équilibre fondamental entre le besoin d'assainir les finances publiques et celui de préserver la croissance économique et l'emploi. Une nouvelle structure de financement et stratégie de gestion de la dette : L'abandon du financement monétaire doit être remplacé par des mécanismes de financement novateurs et dynamiques, incluant l'endettement intérieur et l'endettement extérieur (aucun pays au monde ne peut se priver de l'épargne étrangère). Il faut donc gérer l'économie du pays et son financement avec des instruments modernes. Avant tout, il faut définir et dérouler un processus d'établissement et d'exécution d'une stratégie de gestion de la dette du gouvernement afin de mobiliser les montants de financement requis conformément aux conditions de risque et de coût fixés et en cohérence avec les objectifs de développement ainsi que des niveaux et du taux de croissance de la dette publique. Cette stratégie de gestion de la dette souveraine efficace implique une coordination étroite avec les responsables de la politique budgétaire et monétaire afin de conserver l'endettement du secteur public sur une trajectoire durable et crédible afin d'éviter des niveaux d'endettement excessifs. Ce qui donne une visibilité à moyen terme pour rassurer les créanciers. Options de financement Financement monétaire : cette option influe sur le volume de la base monétaire en excès de la demande réelle et fait monter le niveau général des prix et l'endettement domestique. En outre, si le financement monétaire n'est pas plafonné, les autorités ne font face à aucune pour maîtriser les déficits et rétablir la viabilité budgétaire, Dans ce sillage, la crédibilité et l'indépendance de la banque centrale, et donc sa capacité à promouvoir la stabilité des prix, seraient compromises. L'endettement intérieur : L'emprunt intérieur est avantageux car il ne comporte pas de risque de change et encore moins de risque de refinancement vu l'absence d'actifs alternatifs à faible risque. De plus, des émissions régulières de dette publique favorisent le développement du marché financier national, clé de voûte de la diversification de l'économie et d'une croissance tirée par le secteur privé. L'inconvénient majeur c'est le risque d'éviction du secteur privé, vu la demande concurrentielle du secteur public surtout en phase de baisse rapide de la liquidité du système bancaire. Le marché financier algérien est embryonnaire et illiquide et ses instruments sont limités aux bons du trésor, détenus essentiellement par les banques et les compagnies d'assurance et aux créances détenues sur des entreprises publiques restructurées. Fin 2019, la dette intérieure de l'Algérie s'élevait à 9301 milliards de DA (soit 46,1% du PIB avec une projection à 61% du PIB en 2020), en raison du recours à la planche à billets depuis 2017 pour financer le déficit budgétaire, les entreprises publiques et le Fonds national des investissements. Il faut donc très vite titriser cette dette pour dégager des marges de manœuvre pour l'Etat. Ce dernier devrait procéder à des émissions à intervalles réguliers d'une offre de titres de créance à différentes échéances, pour que les points de la courbe des taux aient des références liquides. Dernier point, vu le rôle que doit jouer dans le futur ce marche, il est indispensable de moderniser l'infrastructure de compensation et de règlement pour renforcer la confiance des investisseurs. Pour ce qui est des banques, elles pourraient puiser dans le réservoir du secteur informel pour accroître leur capacité à acheter de la dette publique en offrant une gamme plus large de services à leurs clients, tels que les cartes de débit et de crédit, les services de paiement électronique et des produits financiers conformes aux préférences religieuses spécifiques. La finance islamique locale et extérieure : Sur le plan intérieur, il faut explorer l'émission d'une obligation domestique fondée sur le principe du partage du risque ciblant certains investisseurs de détail qui, pour des raisons religieuses, ne sont pas disposés à acheter la dette ordinaire du Trésor. Une autre option serait d'émettre des «sukuks» ou des produits structurés de la même manière pour mobiliser l'épargne dans le monde islamique et financer des infrastructures et d'autres gros projets. Ces instruments pourraient bénéficier des émissions souveraines et des émissions d'entreprises. Créanciers officiels multilatéraux et bilatéraux : l'Algérie pourrait envisager d'emprunter comme elle l'a fait dans le passé auprès des créanciers officiels multilatéraux (institutions de Bretton Woods ou récemment la Banque Africaine de Développement AD qui a accordé un emprunt de 900 millions d'euros) ou bilatéraux (Canada, France, Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Japon et Belgique). Mais dans un contexte de récession mondiale, les bilatéraux ont tous des problèmes propres. Quand bien même ils souhaiteraient faire un geste, celui-ci sera plutôt symbolique et ne réglera pas les problèmes de notre pays. L'endettement extérieur pour financer des projets et mobiliser de l'aide budgétaire : l'emprunt extérieur permet d'atténuer les effets d'éviction réels aujourd'hui, de renforcer les réserves, d'élargir le nombre des investisseurs et permettre de fixer une référence pour le secteur privé. L'émission de dette souveraine à intervalles réguliers peut établir une courbe de rendement en devises qui peut servir de référence pour le secteur privé ou les entreprises publiques cherchant à emprunter à l'extérieur. L'émission d'obligations internationales augmenterait la visibilité du pays et à son tour faciliterait les emprunts extérieurs et générer davantage d'investissements étrangers directs. Il crée aussi des incitations à suivre des politiques saines. De façon contrastée, les inconvénients portent sur le risque de reflux des investisseurs et le risque de change. Ce risque devrait être géré avec prudence étant donné que le dinar est considérablement surévalué et que l'Algérie ne dispose pas actuellement d'un marché à terme qui permettrait au gouvernement de couvrir sa position. Fin 2019, la dette extérieure n'était que de 2,9 milliard de dollars (1,7% du PIB). Donc, l'Algérie a de la marge de manœuvre pour emprunter sans menacer la soutenabilité de la dette si elle engage des réformes pour booster ses recettes budgétaires et diversifier ses exportations. Pour ce faire, le pays doit expliquer sa stratégie d'endettement pour apaiser les inquiétudes généralisées du grand public selon lesquelles l'endettement envers les créanciers étrangers constitue une menace pour la souveraineté algérienne. Le crédit syndiqué est une autre option de financement externe : pour les marchés émergents et les pays en développement à faible revenu, les prêts syndiqués ont tendance à financer les infrastructures, les projets énergétiques et l'industrie extractive. Dans certains cas, les prêts consortiaux ont donné accès à des financements externes à des pays incapables d'exploiter les marchés obligataires internationaux en raison de leur faible solvabilité. Les prêts syndiqués incluent généralement des clauses restrictives permettant de suspendre le financement à court terme et comportent donc un certain risque. Obligations souveraines internationales : l'Algérie n'a jamais émis d'obligation souveraine internationale et doit donc développer sa capacité à le faire. Par rapport à l'émission de dette intérieure, l'émission internationale implique un temps de préparation et une sensibilisation des investisseurs plus longs – un processus qui implique généralement l'embauche de conseillers juridiques, la conduite de roadshows et l'acquisition d'une note de crédit souveraine auprès d'une ou plusieurs agences de notation (l'Algérie n'a pas de note de crédit). Compte tenu de l'intégration financière limitée de l'Algérie avec le reste du monde, la sensibilisation des investisseurs sera particulièrement importante pour expliquer les reformes, les perspectives économiques du pays et le programme politique du gouvernement. Conclusion L'effondrement des prix du pétrole et la crise sanitaire ont exacerbé une situation budgétaire et extérieure déjà fragiles et ont rendu les assainissements des finances publiques et des comptes extérieurs incontournable. Ces assainissements ne devraient pas être brutaux et cela est possible si nous prenons le contrôle de nos réformes. A titre indicatif, le pays pourrait couvrir ses déficits éventuellement en recourant au marché domestique (50-60%), aux institutions multilatérales (5-10%) et aux eurobonds (35%).
Par Bessaha Abdelrahmi , Macro-économiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités.