La randonnée a conduit, en ce dimanche estival de juillet finissant, le quatuor d'amis sur la côte cherchelloise, à Messelmoun. A quelques encablures de la hideuse centrale électrique du même nom qui rogne sur le rivage, on bifurque à droite. Une piste chaotique mène sur quelques dizaines de mètres vers le repaire de D. Abdelkader. Le mot n'est pas fort, s'agissant d'un ancien marin qui connaît aussi bien le détroit du Bosphore que la Baltique ou la mer du Nord. Il a « galéré » par tous les temps sur son patrouilleur. A la retraite, il s'est trouvé un gîte pour monter, pierre par pierre, ce mas, véritable coin de paradis. Le lieu que ceint une basse clôture en pierre de taille, n'est pas ouvert aux quatre vents ; une grande grille en contrôle l'accès. Une aire de stationnement dans laquelle étaient parqués plusieurs véhicules annonce déjà l'espace privé. A gauche, se trouve le bâtiment à deux niveaux, apparemment en voie de finition. Le maître des lieux, en tenue de travail, se présente à nous ; affable, il tend la main en guise de bienvenue et nous guide vers une table de jardin, flanquée de bancs en céramique. Plusieurs tables, disposant chacune d'un barbecue, sont placées çà et là, au gré de l'ombrage d'acacias. Elles offrent chacune un coin de convivialité aux visiteurs pour dresser leur propre table. La restauration collective qui prévoit déjà 150 places sera incessamment inaugurée. Selon Kader, le patron, le gîte prévoit douze chambres avec les commodités d'usage. Fier de son fief, cet ancien officier de la Marine nationale a jeté son dévolu sur cet endroit inculte et balayé par les vents pour en faire une station balnéaire à dimension humaine. Il opte plus sur les atouts naturels que sur les équipements hôteliers. Chahuté, le terrain, de moins d'un hectare, dévale en pente jusqu'à la mer. La vue sur 180° est saisissante, la grande bleue, ce jour-là, était dans son sublime azur. La roche, polie par le ressac, offre plusieurs options, soit pour piquer une tête, soit s'immerger partiellement comme dans une « guelta » champêtre. Là, le fond émeraude est visible et l'écume blanche des vagues invite au contact. Après avoir raconté sa galère maritime, Kader raconte le « Veau marin », ainsi a-t-il dénommé son domaine ; il a choisi la proximité de la mer pour ne pas perdre, probablement, le pied marin. Enfant de Sidi Ghilès, Novi pour les anciens, il a eu toutes les peines du monde, dit-il, pour « s'incruster » dans cet antique rocher. Il le rappelle d'ailleurs par le placement judicieux de quelques pierres lapidaires d'une vieille bâtisse romaine ou phénicienne. Respectueux de la nature, il creuse dans la roche une fosse septique de 45 m3. L'alimentation en eau est assurée par un fonçage de puits de 9 mètres de profondeur. Son eau claire proviendrait d'une source locale appelée « Thala Ouzers », la fontaine d'argent en tamazight. Son jardin comporte plusieurs essences végétales, du rustique olivier au figuier à vingt variétés de figues, au palmier et au cognassier. Il a réussi le défi de planter une vingtaine de majestueux belombras, identiques à ceux de la place publique de Cherchell. L'énergie électrique fournie par l'entreprise nationale connaît un premier flop. Le transformateur, acquis pour 250 000 DA, est grillé dès sa mise en service. Il en subira seul les frais. Sa deuxième tentative, au prix de 600 000 DA est enfin fructueuse. Il rappelle, non sans fierté, qu'il avait décliné l'offre de Georges Pernoud de la célébrissime émission télévisuelle Thalassa qui lui avait rendu visite en 2009. Celui-ci lui proposait un peu plus tard l'organisation d'une souscription pour lui acheter un nouvel équipement électrique de substitution. Le « nif » national lui interdisait cette aimable offrande. Dans le registre des visites qu'il reçoit, il déroule un riche palmarès. En plus des membres de chancelleries installées à Alger, des délégations de plasticiens français, des étudiants africains et, cerise sur le gâteau, une princesse saoudienne, ont déjà visité son havre. Sa parfaite maîtrise du russe lui attire de nombreux visiteurs d'origine slave. Désabusé et éreinté par la machine bureaucratique Kader, tel les anciens navigateurs, lutte contre les vents contraires, mais dit aimer son récif. Chapeau bas ! Les sens gorgés d'effluves marins, nous quittons, non sans regret, les lieux pour nous diriger vers l'ancienne Césarée. La cité antique, rendue grouillante par le béton envahissant des HLM et par la période estivale, tente d'avoir la tête hors de l'eau. L'arc romain de la porte de Ténès semble geindre sous le poids des siècles et des agressions environnementales du flux routier. L'ancienne cathédrale (mosquée actuelle) qui a conservé son style impérial a, toutefois, perdu la pureté de ses lignes par l'adjonction incongrue d'un minaret en arrière- plan ; ce qui n'ajoute rien à la sacralité des lieux. La place des belombras comporte quelques scories dans son dallage originel. La cité devrait étendre la plantation de tels arbres ornementaux, car ils tendent à l'inexorable extinction. Césarée, l'austère capitale mauritanienne, connue par le « fauve » de sa pierre ou le blanc de son marbre, ne peut s'y faire avec le vert pistache ou le bleu azuré. Un peu plus d'effort et d'imagination ne nuiraient nullement à la conservation de l'histoire commune. Ne prêtons pas le flanc à ceux qui nous avilissent au rang de primitifs incultes. La délectation d'un créponné au citron de la crémerie « Brahem » est un rite citadin de Cherchell ; notre cicérone nous y invite aimablement. Notre destination finale sera évidemment la bibliothèque municipale, où nous étions invités, pour une séance de vente-dédicace organisée par Kamel Bouchama, pour son dernier-né : Les Algériens de Bilad Ec Sham. M. Bakhti, directeur de la bibliothèque municipale refaite à neuf reçoit ses hôtes avec un large sourire et leur fait visiter d'abord son « antre ». Il ne manquera pas de rappeler que ces lieux avaient abrité, pendant longtemps, le tribunal de la ville. De configuration quadrilatérale, l'actuelle bibliothèque, qui devait être une ancienne maison de maître, est cintrée par un large patio entouré de colonnades à arceaux. La tuilerie qui déclive vers l'intérieur ne peut être que d'inspiration architecturale arabo-andalouse. La Reconquista a jeté beaucoup de transfuges sur les côtes algériennes, dont celle de Cherchell notamment. Le prélude musical à la guitare de quelques rasd exécutés par Yacine mettait les convives dans le bain culturel. Après quelques phrases introductives, le conférencier entrait de plain-pied dans le vif du sujet. Le geste déclamatoire et le ton clair de la voix capteront pendant près de 90 minutes l'ouïe attentive. Parmi l'auditoire se trouvaient le chef de daïra et le maire de la cité ; ils se confondaient avec le public. De Sidi Boumédiène à l'Emir Abdelkader, le survol de l'histoire nationale semblait trop court. Les jeunes, notamment les étudiants, étaient comme « momifiés » par le verbe qui virevoltait entre la syntaxe d'El Maâri et celle de Flaubert. Cette nation, dira-t-il, a engendré des hommes et des femmes que beaucoup de pays ne peuvent se targuer d'avoir engendrés. Sidi Boumédiène, enfant de Séville et Tlemcénien d'adoption, était un monument d'érudition religieuse soufie. Illustre enseignant à l'académie médiévale de Béjaïa, il aura consacré sa vie durant à la cause de l'Islam mis en danger par les Croisades. Il répondra à l'appel de Salah Eddine El Ayoubi en 1187. Il perdra le bras gauche lors de la 3e Croisade menée par Richard 1er d'Angleterre dit « Cœur de lion ». La colonie algérienne sera constituée d'hommes de foi, de lettres, de paysans et d'artisans. Le point de départ en sera cette expédition. Elle occupera à El Qods, « Bab El Maghariba » où Salah Eddine leur offrira un bien « habous » constitué d'une maison et de 5 échoppes. Depuis lors, les Algériens ont érigé une vingtaine de villes et de villages en Galilée, à Tibériade et au Golan. Au nombre de près de 1 million d'âmes, ils seraient de 600 000 pour la seule Halab (Alep). Ils ont conservé leurs attaches culturelles et linguistiques. Ceux de descendance amazighe ont conservé la langue classique, c'est-à-dire celle qui ne comporte aucune intrusion linguistique étrangère. Faisant appel à des références documentées, l'orateur ne laissera aucun répit à l'auditoire, en l'inondant d'informations aussi surprenantes, les unes que les autres. A sa libération de la forteresse d'Ambroise, l'Emir Abdelkader avait opté de séjourner en Turquie. Il y séjournera pendant deux ans pour jeter son dévolu, en définitive, pour ce qui est connu aujourd'hui comme la Syrie. Reçu par la foule comme un véritable héros national, il marquera de son empreinte la vie de tout le Moyen-Orient arabe. Ses discours religieux étaient suivis par les exégètes affirmés. Le Khedive d'Egypte lui-même l'aurait consulté avant le creusement du canal de Suez. C'est dire toute la considération vouée à cet illustre combattant, doublé d'un érudit. Il a été tout aussi grand dans sa longue lutte que dans son abdication. En abdiquant, il faisait un acte de foi en épargnant l'« holocauste » à son peuple, écrasé par une machine de guerre disproportionnée en nombre et en outils de guerre. Humaniste et tolérant, il fit tout de même reculer l'occupation armée de la Syrie de 60 ans. A l'approche des 97 navires de guerre français dans la rade de débarquement en 1860, il se présentera à la Capitainerie pour lancer un ultimatum aux forces coloniales, soit pour se retirer, soit pour périr. Il leur signifiait qu'il disposait présentement d'une armée aguerrie pour détruire toute leur belliciste armada. Et ce n'est qu'en 1920 que l'occupation fut effective, bien après la disparition de l'Emir. L'orateur parlera, abondamment, de la descendance d'Abdelkader Ibn Mohieddine El Hassani El Djazaïri. Elevés spirituellement dans l'honneur et le bon droit, ses fils firent de la cause arabe leur propre cause. L'histoire de l'insurrection de 1971 de Cheikh El Haddad et d'El Mokrani élude celle de l'Emir El Mohieddine qui, soutenu par Bennacer Benchohra, levait une armée au Souf, livrant bataille aux forces coloniales à Tébessa, Chréa et Meskiana. L'Emir Ali, bien avant Omar El Mokhtar, menait bataille contre les Italiens en Tripolitaine. L'Emir Abdelmalek menait sous la bannière ottomane sa bataille du Rif bien avant El Khatabi. L'Emir El Hachemi, quant à lui, préféra, à la fin de sa vie, se retirer à Bou Saâda où il y est enterré. Son fils Khaled sera l'un des précurseurs de la lutte politique en initiant la création de l'Etoile nord-africaine (ENA). Il pensait déjà à une action commune maghrébine dans la lutte anticoloniale. L'Emir Saïd constituait, en 1918, le premier gouvernement syrien. Emaillé d'anecdotes, le récit se déroulait comme un conte ; l'auditeur en « lévitation » était comme sustenté sur quelque 6 siècles de son histoire, qu'il découvrait soudain. Il est certain que l'orateur avait et l'art et la manière pour rendre l'histoire, généralement rébarbative, en Iliade homérique. La descendance féminine de l'Emir n'en était pas moins engagée dans le sillage du patriarche. La princesse Amal, sa petite fille, étudiante studieuse à Cambridge, et camarade d'Indira Gandhi, fit preuve d'audace en abordant le président Nehru, en visite d'Etat en Syrie. Elle demandait, ni plus ni moins, de soutenir le peuple algérien dans sa lutte contre l'occupant. L'affaire était conclue au moment du toast présidentiel. Mohamed Tajeddine El Hassani, issu de la communauté algérienne, a été président de la République syrienne entre 1941 et 1944. Il détenait ainsi le record de longévité présidentielle quand les mandats étaient écourtés à 6 mois. De grands noms, dans le monde des sciences, marquèrent durablement l'histoire du Ec Shâm. Jaoudat Mohieddine fut cet émérite mathématicien qui, de retour de la Sorbonne, revivifia les mathématiques arabes pour les inscrire dans la modernité. Le plus grand lycée de Damas porte, jusqu'à ce jour, son nom. Merci, M. l'ambassadeur, pour ce trophée de voyage ; vous auriez pu vous contenter du douillet de la chancellerie et des apparats du titre.