Alors que les regards du monde entier sont tournés vers les firmes pharmaceutiques innovantes dans l'espoir de pouvoir disposer d'un traitement ou d'un vaccin sûr et efficace contre la Covid-19, la conjoncture sanitaire actuelle n'aura pas manqué de constituer une vraie aubaine pour l'industrie des compléments alimentaires, qui «redouble d'imagination», c'est le moins que l'on puisse dire, pour communiquer massivement sur le rôle des micronutriments dans le renforcement de l'immunité. D'aucuns estiment même que la demande sur les compléments alimentaires a augmenté considérablement à mesure que la Covid-19 s'est propagée. L'Algérie ne déroge bien entendu pas à ce phénomène devenu mondial. Toutefois, certains spots publicitaires qui tournent en boucle sur les chaînes télévisées nationales n'ont pas manqué de révolter le public averti, tant par leurs allégations de santé trompeuses, que par les moyens auxquels leurs concepteurs ont recours. En effet, pour mieux convaincre une audience «profane» qui se fie naturellement à la parole des spécialistes (premier rempart contre la pandémie de Covid-19), il est devenu courant de faire appel à des professionnels de santé de différentes spécialités médicales, qui manifestement, au même titre que les médias audiovisuels et certaines figures du monde artistique, n'ont pas résisté à la tentation mercantile. Plusieurs organisations professionnelles sont pourtant montées au créneau, qui du Syndicat national algérien des pharmaciens d'officine (SNAPO) qui a dénoncé un exercice illégal de la pharmacie et une concurrence déloyale (les compléments alimentaires étant aussi vendus en dehors des officines), ou du Conseil régional de l'Ordre des médecins de Blida, à titre d'exemple, qui a brandi la menace de sévir contre les professionnels de santé qui acceptent de prêter leur image à cette publicité mensongère, pour violation flagrante des dispositions du code de déontologie médicale. Mais force est de constater que rien ni personne n'aura pu arrêter cette machine publicitaire. L'Autorité de régulation de l'audiovisuel (ARAV), censée exercer un contrôle, par tout moyen approprié, sur l'objet, le contenu et les modalités de programmation des émissions publicitaires, conformément à l'article 55 de loi n°14-04 du 24 février 2014 relative à l'activité audiovisuelle, ne s'est pas ébranlée. Il en est de même pour les quatre départements cosignataires de l'arrêté interministériel du 19 octobre 2017 fixant les modalités applicables en matière d'étiquetage nutritionnel des denrées alimentaires (puisque c'est à cette définition que les compléments alimentaires répondent), que sont les ministères de la Santé, du Commerce, de l'Industrie et de l'Agriculture. En effet, on ne peut en aucun cas prétexter ici un vide juridique, dès lors que l'article 23 dudit arrêté dispose que «l'utilisation de toute allégation de santé est conditionnée par l'accord préalable des services habilités chargés de la santé, et ce, conformément à la législation et à la réglementation en vigueur». Le questionnement est d'autant plus légitime que les médicaments à non-prescription obligatoire, pouvant être dispensés sans prescription médicale par le pharmacien, sont interdits de publicité à destination du public (au même titre que l'ensemble des médicaments pour usage humain), conformément à l'article 240 de la loi n°18-11 du 2 juillet 2018 relative à la santé, alors que ces derniers sont sûrs, efficaces, et de composition connue, dûment contrôlés et enregistrés par les services habilités relevant du ministère de la Santé. Par ailleurs, les produits dont les substances actives sont exclusivement une ou plusieurs substances végétales ou préparations à base de plantes, relèvent de la définition du médicament à base de plante, et tombent sous l'obligation de la délivrance d'une décision d'enregistrement préalablement à leur mise sur le marché (articles 210 et 230 de la loi n°18-11, respectivement). Or, les compléments alimentaires dont il est question ici n'ont pas été soumis au contrôle préalable devant être exercé par les services du ministère de la Santé, et la déferlante médiatique qui les accompagne tire allègrement profit qui de la psychose provoquée par la Covid-19, qui de l'espoir d'une progéniture pour les couples souffrant de troubles de la fertilité, et il n'y a pas si longtemps que cela de la souffrance de patients atteints de pathologies chroniques, comme le diabète (épisode «RHB»). Il a été ainsi fait fi de tout sens de l'éthique, en plus de la violation de la législation en vigueur, y compris les dispositions du décret exécutif n°13-378 du 9 novembre 2013, fixant les conditions et les modalités relatives à l'information du consommateur, notamment ses articles 36 et 56 (allégation et publicité mensongères). Par ailleurs, la proposition d'interdire l'importation des compléments alimentaires en Algérie, formulée tout récemment par le ministre de l'Industrie pharmaceutique, est bien louable quand on sait que beaucoup de ces produits sont importés en monnaies étrangères sonnantes et trébuchantes, et qu'ils pourraient profiter aux industriels pharmaceutiques implantés en Algérie, dont les usines tournent à seulement 30-35% de leurs capacités de production pour les médicaments, et les marges sans cesse laminées par l'érosion de la valeur du dinar (les prix sortie usine des médicaments étant administrés et figés dans le temps). En fait, la réflexion devrait être encore élargie à un moment où il y a avènement d'une Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSS), dont les contours restent encore flous, pourtant la sécurité sanitaire est aussi dans l'assiette (denrées alimentaires, et par extension les compléments alimentaires). En témoigne également la déclaration récente du ministre de la Santé qui fait des produits alimentaires importés une des priorités de son secteur, étant donné que certains de ces produits peuvent être un facteur de risque de certains types de cancer en Algérie. En outre, la (ré)installation de l'Agence nationale des produits pharmaceutiques (ANPP) qui reste amputée des prérogatives inhérentes au contrôle des médicaments pour usage vétérinaire, amène nécessairement une duplication des ressources et des efforts au niveau du ministère de l'Agriculture qui en a la charge aujourd'hui. Etant donné la fragmentation du cadre institutionnel et réglementaire encadrant les aliments, les médicaments, les compléments alimentaires ou même encore les produits cosmétiques et phytosanitaires, l'Algérie gagnerait à se diriger vers un modèle d'Agence du médicament et des aliments, en faisant sienne la devise «trop d'agences tue l'agence», et surtout en s'inspirant des expériences abouties des Etats-Unis (création de la FDA en 1906), de la Chine, la Corée du Sud, l'Argentine, et plus près de nous, la Jordanie, l'Arabie Saoudite ou l'Iran. Un vœu pieux peut-être, mais combien salutaire pour la sécurité sanitaire de nos concitoyens !
Yacine Sellam, Pharm.D, Ph.D. Président de la Société algérienne des affaires réglementaires et de pharmacoéconomie (SAARPE). Contact : [email protected]