Un premier constat s'impose d'emblée : tout ce que nous pourrons dire de Camus et de la guerre d'Algérie restera à jamais incomplet puisque le prix Nobel 1957 s'est brutalement tu sur cette question cette même année après avoir dit qu'il préférait sa mère à la «justice» (il faudrait pour être plus précis parler de la justice du FLN, celle qui s'accommode des attentats à Alger notamment), et puis, il nous quitta à jamais accidentellement en 1960. «C'est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n'est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr, sans père ni mère. Certes, ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l'on doit lire les textes pour la richesse de ce qui s'y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu'on trouve dans les romans de Camus ce qu'on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes. Cette entreprise n'est pas inspirée par la vengeance. Je n'entends pas reprocher rétrospectivement à Camus d'avoir caché dans ses romans certaines choses sur l'Algérie qu'il s'efforce longuement d'expliquer, par exemple, dans les divers textes des Chroniques algériennes. Mon objectif est d'examiner son œuvre littéraire en tant qu'élément de la géographie politique de l'Algérie méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont l'enjeu est de représenter, d'habiter et de posséder ce territoire — au moment précis où les Britanniques quittaient l'Inde. L'écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d'un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée. (...) Souvenons-nous. La Révolution algérienne a été officiellement annoncée et déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif, grande tuerie de civils algériens par des soldats français, est de mai 1945. Et les années précédentes, celles où Camus écrivait L'Etranger, ont été riches en événements ponctuant la longue et sanglante histoire de la résistance algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l'imagerie et la vision géographique d'une volonté française singulière de disputer l'Algérie à ses habitants indigènes musulmans. En 1957, François Mitterrand déclarait sans ambages, dans son livre Présence française et abandon : ''Sans Afrique, il n'y aura pas d'histoire de France au XXe siècle.''» Edward W. Said
Nous pouvons toujours penser que Camus aurait sans doute changé de position et compris l'inéluctabilité de l'indépendance de l'Algérie, avant qu'elle ne devienne réalité, comme solution extrême à une situation extrême, celle de l'asservissement colonial, même s'il refusait de cautionner les méthodes du FLN. Mais pourrons-nous affirmer pour autant qu'il fut un anticolonialiste au sens profond que nous sommes censés donner à ce terme ? Et ceci malgré ses positions, notamment dans les années 30 contre un système qui gênerait des inégalités inacceptables ? C'est bien là notre question. Camus n'a sans doute pas compris (ou s'est évertué à ne pas vouloir comprendre) le caractère «total» du système colonial, selon les mots d'André Nouschi et selon le raisonnement duquel on peut arriver à conclure qu'un système total ne peut être combattu que d'une manière totale… Loin par conséquent des idées (généreuses ?) et des croyances autour d'une Algérie où les anciens colonisés et colonisateurs vivraient enfin dans l'égalité et l'harmonie, et plus en phase avec ces mots implacables qui résonnent encore dans le vent tiède du monde que nous vivons, ceux d'Aimé Césaire dans son «Discours sur le colonialisme» : «La malédiction la plus commune en cette matière est d'être la dupe de bonne foi d'une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour légitimer les odieuses solutions qu'on leur apporte.» Reproches Les anticolonialistes convaincus reprocheront toujours en réalité au premier et seul prix Nobel que cette terre algérienne ait donné, de ne pas avoir été un André Nouschi, natif de Constantine, qui soutint une courageuse thèse, accablante pour le système colonial, en 1959, donc en pleine guerre d'Algérie, ou plus proche de son univers, un Emmanuel Roblès, natif d'Oran, qui fonda aux éditions du Seuil en 1951 la collection «Méditerranée» et qui révéla notamment des écrivains issus des «colonisés» ni encore un Francis Jeanson ou un Pierre Vidal-Naquet.... De ne pas finalement avoir su s'élever au-dessus de la posture du «colonisateur de bonne volonté», selon les mots de Raymond Aron en 1958, d'avoir écrit dans l'etranger, paru en 1942, l'histoire d'un homme qui tire sur un «Arabe» anonyme, exprimant ainsi, malgré un passé progressiste et généreux incontestable, «l'inconscient collectif du Français d'Algérie», selon Pierre Nora qui rédigea un essai sur ce thème en 1961... Et beaucoup plus clairement d'avoir finalement épousé «le racisme des français d'Algérie», selon les courageux mots de Wassyla Tamzali, ou enfin encore d'avoir «non seulement survécu à l'apogée de l'empire», mais de survivre aujourd'hui «comme auteur «universaliste», qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. comme l'écrit Edward Saïd dans Culture et impérialisme . Rappelons aussi que le point de vue et la posture de Camus auraient été sans doute moins importants pour nous aujourd'hui, si l'auteur de L'homme révolté et des Justes n'était pas devenu, à juste titre, l'intellectuel, le philosophe important qu'il est, alors même qu'il était «au plus bas» comme le raconte un de ses compagnons de route encore vivant, Roger Grenier, au moment de sa disparition, et même au moment de son triomphe à l'Académie Nobel à Stockholm. Il faut se rappeler encore que jusqu'en 1970, Jean-Jacques Brochier l'affublait de l'injuste qualificatif de «philosophe pour classes terminales» et que le manuscrit du Premier homme a attendu une trentaine d'années dans les tiroirs des éditions Gallimard avant d'être publié «au bon moment» et de connaître le succès. Camus, le désormais grand écrivain et incontestable penseur reconnu, que nous admirons aussi parce qu'il est natif de cette terre commune, nous condamne néanmoins à jamais à osciller entre notre reconnaissance pour son œuvre et le scepticisme sur sa position lors d'une guerre anticoloniale dont le caractère sanglant et implacable est à l'image d'une violence coloniale que nos «tripes» n'accepteront, quoi qu'il en soit, jamais. Le regard d'un penseur Si nous analysons et ré-analysons aujourd'hui la position de Camus sur un problème aussi important que celui du colonialisme, sur un moment historique aussi crucial pour l'Algérie, c'est que nous aurions tant aimé que son regard fut celui d'un penseur, d'un visionnaire qui irrigue le temps de sa lucidité intemporelle. Mais nous oublions ainsi sa mère, sa famille, son enfance et sa jeunesse.... Nous oublions les traits caractéristiques de sa vie jusqu'à 40 ans, ressuscitée par Salim Bachi en 2013 dans son roman Le dernier été d'un jeune homme et évoquée dans le titre même (Albert Camus, fils d'Alger) de la biographie que lui consacra en 2009 Alain Vironcelet. Nous oublions que son œuvre doit aussi et surtout être pensée à travers ce prisme comme l'a fait par ailleurs Christine Chaulet-Achour dans son essai Albert Camus, Alger paru en 1998. Le prisme d'un jeune Algérois européen des années trente avec toutes les particularités d'un jeune Algérois européen des années trente. Nous oublions que si Jean Amrouche, comme bien d'autres, s'est rallié d'une manière définitive à la cause de l'indépendance de l'Algérie après les massacres de Sétif de 1945, et que ces derniers furent fatalement pour lui la preuve de l'impossibilité de négocier avec le système colonial comme ils constituèrent un électrochoc pour un Kateb Yacine, c'est que la mère de Jean Amrouche était une berbère des montagnes de Kabylie ce que n'était pas celle de Camus qui lui n'a pas pu rompre définitivement, à un détour crucial de l'Histoire, avec ce qu'il était profondément et a ainsi «raté» de ce point de vue le rendez-vous. Ce rendez-vous si important qui fait dire à un Sartre exceptionnel de lucidité, mais dont l'histoire personnelle était bien loin de l'Algérie, c'était en 1956 : «La colonisation n'est ni un ensemble de hasards, ni le résultat statique de milliers d'entreprises individuelles. C'est un système qui fut mis en place vers 1880, entra dans son déclin après la première guerre mondiale et se retourne aujourd'hui contre la nation colonisatrice. » Et nous opposerons éternellement (et désormais) à la mère du Meursault de Camus, celle du Moussa de Kamel Daoud. Et nous opposerons à la mère de Camus, nos mères, nos pères et nos grands-parents qui ont tant souffert de l'oppression coloniale, dans l'océan de nos contradictions, des contradictions et des souffrances de notre terre forcément commune, de notre mère commune, telle qu'acclamée par Jean Pélégri dans un essai en 1990 : l'Algérie. Camus n'a sans doute pas eu la bonne analyse du système colonial parce qu'il en était, et il faut peser là les mots, imprégné d'une manière ou d'une autre à son corps défendant. Il ne voulait certainement pas (et comment lui en vouloir ?) d'une Algérie qui pouvait demain exclure «sa mère», exclure les siens et donc l'exclure ; même s'il faut bien se rappeler qu'il n'acceptait pas l'injustice, infligée par la colonisation et subie par les colonisés d'Algérie. Et s'il a de surcroît introduit la morale en politique et s'est élevé au-dessus des conjonctures du moment (la guerre d'Algérie) pour se pencher sur l'Homme, il n'a fait finalement que poser une question dont la réponse a été donnée désormais par l'Histoire : la décolonisation non-violente de l'Algérie était-elle possible ? Cette question en amène une autre qui lui est inhérente et à laquelle la réponse est également désormais (terriblement) faite : l'indépendance non-violente de l'Algérie était-elle possible ?
Par Hafid Adnani
Hafid Adnani est né en Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l'éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d'Anthropologie sociale du Collège de France. Advertisements