Avec la baisse des prix des supports numériques, démodulateurs et CD pour ordinateurs, c'est le marché des contenus qui a explosé. Cartes d'accès aux images satellites, programmes informatiques, tubes de la world music ou dernier succès du box office, tout circule en Algérie « à prix étudiés ». Le piratage, nom de la contrefaçon appliqué au domaine des contenus numériques, est traité avec une complaisance particulière. Pour services rendus. Nacer, la trentaine sur une silhouette svelte, se promène une clé USB pendue au cou. Il n'a pas de magasin avec une arrière-boutique pour « flasher » les démodulateurs et mettre à jour le code TPS, mais il a un coup d'avance sur la concurrence. « Je flashe les démos à domicile, chez mes clients qui ont un ordinateur chez eux. Je transporte le programme dans ma clé USB. Je leur évite les tracasseries du transport du démo. » Nacer ne compte plus ses clients. Il en a quelques-uns de prestigieux, comme un des walis d'Alger dont il a équipé la villa d'hôtes en réseau câblé d'images satellites. « J'ai un collègue qui me jure que Bouteflika lui-même regarde dans son bureau des images piratées. » L'honneur de ces bidouilleurs du numérique est de ne jamais laisser leurs clients sans images. « Je passe tous les jours une heure ou deux sur internet pour télécharger de nouvelles versions de programmes qui me permettent d'ouvrir plus de bouquets plus facilement. » Le marché de la « contrefaçon » de programmes d'accès aux images numériques du ciel est l'un des plus modernes d'Algérie. Il est constamment branché sur les places de Moscou, Séoul ou Shanghai, réagit au moindre bruissement au sujet de l'évolution des matériels et des codes d'accès. Halim travaille à Bordj Bou Arréridj auprès d'un des fabricants nationaux de démodulateurs numériques. Il est directement intéressé par le « libre accès aux images ». Il rentre d'un voyage d'Asie et explique le fonctionnement de la filière. « Les Russes sont très impliqués parce qu'ils payent des informaticiens en Asie, souvent en Corée, pour leur cracker les codes. Ensuite, ils vont en Chine pour faire fabriquer de grandes séries de cartes capables de faire tourner les programmes de déverrouillage. Nous sommes en Algérie des clients de bout de chaîne, mais pas n'importe quels clients. Nous devons faire le tri et prendre la décision d'acheter plutôt tel type de nouvelle carte que tel autre. » Des bugs se sont déjà produits. Il y a un an, une évolution de la carte Titanium était censée déverrouiller le système Viaccess 2 de Canal+ ; un importateur en a acheté pour plus d'un million de dollars... La carte n'a pas survécu au premier changement de code de Canal+. Le métier n'est pas sans risque. Et d'ailleurs, a-t-il toujours un avenir ? « Il y a de nouvelles constructions partout en Algérie. Les gens vont vouloir s'équiper en paraboles, il leur faudra aussi des programmes à voir. Et les Européens ne vont pas nous offrir gratuitement l'accès. Alors, vous voyez bien qu'il y a du travail pour tous », rassure Nacer. Le business des images numériques a donné naissance à de petits pôles d'activité dans la capitale, comme le Val d'Hydra à El Biar, le Calvert à Kouba ou encore Belfort à El Harrach. Délinquance en col blanc Les Algériens portent un regard « affectueux » sur le piratage d'images numériques. Il leur a permis de rester au contact du monde lorsque tout ce qui arrivait chez eux pendant des années tendait à les en éloigner. « Grâce aux chaînes thématiques, disponibles que sur les bouquets numériques, chacun peut trouver son ouverture vers la partie du monde qui l'intéresse », rappelle Halim pour ajouter : « Même les douaniers ne me regardent pas comme un trafiquant s'il trouve dans mes bagages à l'aéroport quelques cartes numériques de trop. Ils vont plutôt me demander si cela ouvre Canal+. » La contrefaçon revendique donc aussi ses titres de noblesse, surtout lorsqu'elle s'applique à l'électronique grand public. Le marché jumeau de celui de l'image satellite et sans lequel rien n'aurait été possible est bien sûr celui des programmes informatiques. « De la délinquance tranquille en col blanc », a dit un jour un responsable du board de Microsoft pour évoquer les marchés émergents, où le parc du Software est un parc dominé par le piratage de programmes. Là aussi, les Algériens ont sauté du bon côté de la fracture numérique grâce à une génération d'importateurs ébouriffée qui a construit des filières du matériel, des supports et des programmes bon marché. Au grand bonheur des utilisateurs de l'informatique, une population en croissance rapide grâce à internet et aux milliers de cybers qui maillent le pays. Au salon de l'équipement informatique qui se déroule à Riadh El Feth, la directrice d'une grande marque étrangère se vantait que la tendance se soit « totalement renversée en dix ans en Algérie, où 80% du parc d'ordinateurs était constitué de clones et 20% de marques ». Les entreprises et même les particuliers s'équipent de plus en plus chez les grands constructeurs mondiaux qui ont considérablement baissé leurs marges. Mais les programmes qui font tourner les ordinateurs restent hors de prix et la vente de programmes piratés n'est pas près de s'essouffler, même si Microsoft-Algérie a gonflé rapidement son portefeuille de clients depuis qu'il a bien voulu venir s'installer à Alger. Les Français s'alarment les premiers Le dynamisme algérien du piratage électronique a déclenché les premiers signaux d'alarme il y a deux ans lorsque les douaniers français ont constaté une poussée de l'importation de démodulateurs des vacanciers émigrés au retour du bled. Le prix des matériels et des supports est tombé depuis qu'ils sont fabriqués en grande série en Algérie. « L'exportation des contenus piratés pourrait bien devenir le premier poste d'exportation hors hydrocarbures de l'Algérie », avait affirmé, sur le ton de la boutade, un expert de l'Institut français des relations extérieures (IFRI) à Barcelone, en automne 2003, lors d'une réunion euroméditerranéenne. « Il y a toujours un détournement de valeur dans la contrefaçon, un mérite qui appartient à quelqu'un d'autre et dont il ne va pas profiter », peut-on lire dans un document de la SCAM, l'un des organismes des droits d'auteur en France. L'Union européenne (UE) a décidé de sévir à sa porte sud. Dominique de Villepin, le ministre français de l'Intérieur, a fait du thème de la répression de la contrefaçon un point fort de son agenda de travail avec Alger lors de son dernier passage en automne dernier. Il a assuré aussi que « les solutions seraient progressives et tiendraient compte de l'impact social » que le démantèlement de cette économie parallèle produirait. Les producteurs de contenus français sont les plus piratés en Algérie. Mais les créateurs algériens non plus ne sont pas à l'abri. Les chanteurs de raï oranais en connaissent un bout. La solution serait que les vendeurs de contenus viennent les écouler directement sur le marché algérien. Canal+, TPS, Universal ou encore la FNAC couperaient ainsi l'herbe sous les pieds du piratage, comme essaye de le faire désormais Microsoft pour les programmes informatiques. Compliqué, expliquent les spécialistes. Le monde est découpé en rondelles pour chaque produit à diffuser. Et dans les contrats de droits TV ou de droits de diffusion de contenus audio, le marché des consommateurs du Maghreb ne figure quasiment jamais. Exemple : TPS a acheté les images du championnat d'Angleterre pour ses abonnés en France. Il payerait beaucoup plus cher ses droits s'il devait aussi avoir quelques centaines de milliers d'abonnés au Maghreb. Produits informatiques, images numériques, CD musique : en vérité, personne parmi les producteurs de contenus au nord n'a pensé à une pénétration en règle des marchés du Sud méditerranéen. A l'exception peut-être de Canal+ avec l'expérience malheureuse de Canal Horizons. Dès lors, il fallait bien que quelqu'un s'occupe d'alimenter en air frais les neurones bouillonnants des Algériens... « Je vous jure que ce n'est pas de la contrefaçon », soupire Nacer à la fin de son récit.