Par amitié pour moi, Tahar Djaout perfectionne ses connaissances en arabe au centre Pompidou de Paris. Nous avions un projet ambitieux. Se traduire mutuellement. Je devrais traduire ses romans en arabe et lui traduirait les miens en français. J'ai commencé le premier, en traduisant son roman Les Chercheurs d'os (édité en 1991 par l'ex-ENAP). Il allait traduire mon roman Une Odeur de chien. Mais quand il m'a dit qu'il avait « une idée » pour écrire un nouveau roman (ce sera son roman posthume. Le dernier été de la raison), je lui dis : « Reporte ma traduction et écris ton roman. » Content et ému, Tahar sauta sur moi, soudain, et embrassa mon front. Mon visage devint tout rouge. Je ne m'attendais pas à une telle tendresse. Tahar comprit très vie (quelle intelligence !) mon embarras et mon émotion. Il tapota sur mon épaule et m'entraîna par la main, en me disant : « Allons prendre un pot. » Dans l'ambiance feutrée de l'hôtel Suisse (pas loin du siège de l'hebdomadaire Algérie Actualité, où travaillait Tahar et où on se rencontrait pour réviser la traduction, en arabe, Des Chercheurs d'os, nous reprîmes notre discussion, comme si de rien n'était, sur nos projets d'écriture et de traduction. Après, nous passâmes, en revue, une dizaine de pages de la version arabe Des Chercheurs d'os. Tahar insistait, surtout, sur la traduction, en arabe dialectal, des poèmes et psalmodies (qui agrémentent son texte, notamment, pendant la grande zerda qu'il décrit magistralement). Ensemble, nous trouvâmes les expressions qu'il fallait pour tel poème où telle psalmodie. Tahar assassiné. Tahar enterré à Aghribs (à côté d'Azzefoun). Tout le monde revient à son domicile, sauf moi. J'ai pris à pied la route de Béjaïa (80 km d'Azzefoun). A 4h, je suis arrivé à Béjaïa. Je me suis dirigé vers la maison de Si Ahmed, mon ami d'école. En m'ouvrant la porte, il s'étonna, puis éclata en sanglots. Il venait de se rappeler que je lui avais demandé, 48 heures avant l'enterrement de Tahar de me trouver un « gîte » à Béjaïa, ce matin-là, il ne s'attendait pas à me voir aussi « débridé » et livide. Après, bien après avoir bu d'un trait le café qu'il m'a offert, il a compris. C'était le début de mes années de malheur et d'errance.