Dans le courant de l'année 1943, un camarade de classe et de jeu, K. Amar, entreprit de me convaincre d'adhérer à un Parti nationaliste clandestin, le PPA, qui militait pour l'indépendance de l'Algérie. C'était à Belcourt où nous avions l'habitude de nous retrouver pour nous promener le long de la rue de Lyon, actuellement rue Mohamed Belouizdad. Nous avions tous deux à peine 17 ans. Bien entendu, mon adhésion au PPA a été immédiate et effective dans les jours qui ont suivi. Belcourt devait se révéler, plus tard, un des bastions du mouvement nationaliste, comme en témoigneront, par exemple, les historiques manifestations du 11 Décembre 1960. En début de l'année 1944, si je ne me trompe pas, le secrétaire général du PCA, Amar Ouzegane, devait organiser un meeting à Belcourt, au cinéma Musset plus précisément. Tous les militants du grand quartier populeux devaient y assister en vue de saboter cette rencontre, les communistes algériens étant très opposés, à l'époque, à la revendication indépendantiste et violemment anti-PPA. « Oublier votre personne » Notre objectif fut totalement atteint et le meeting s'étant achevé sitôt commencé. Peu après, Mohamed Belouizdad nous a réunis pour commenter notre action. Il fit, entre autres, une pertinente remarque qui traduisait déjà sa profonde connaissance de la psychologie des foules. « L'individu, dit-il, cesse d'exister en tant que tel dans une action de masse. Vous devez donc oublier votre personne au cours d'une action. » Ces paroles allaient trouver leur bien-fondé lors des manifestations historiques du 1er Mai 1945. En 1945, j'étais encore accidentellement élève externe à la Médersa d'Alger et, le 1er Mai de cette année, nous reçûmes l'instruction de nous rendre à la place du Gouvermenet, actuelle place des Martyrs. Le parti voulait, je suppose,, manifester publiquement son existence et sa force, jauger en même temps la combativité de ses militants en les faisant participer, pour la première fois, à une action de masse d'envergure et tester par cette action la réaction du pouvoir colonial. L'heure H était 17 heures et nous devions, partant donc de la place des Martyrs, arriver à la Grande Poste en empruntant les rues Bab Azzoun, Dumont d'Urville, (actuelle rue Ali Boumendjel) et arriver à la rue d'Isly (actuelle rue Larbi Ben M'hidi). La jonction avec les groupes de La Casbah devait se faire à ce niveau. J'avais cours ce jour-là jusqu'à 16 heures. Autrement dit, j'avais juste le temps d'être au rendez-vous. Quelques minutes avant la fin du cours, je remarquai chez l'un de mes camarades de classe, Haffaf Saïd, des signes d'impatience et peut-être d'inquiétude qu'il remarqua également chez moi. Nous comprîmes instinctivement que nous avions les mêmes préoccupations : vivement la fin du cours et au rendez-vous sur la place du Gouvernement ! Donc, un peu avant 17 heures, nous rejoignîmes le lieu d'où notre groupe devait entamer le défilé. Le cortège commença à se constituer. Je remarquai la présence de Ghezali Belhafaf qui arpentait nerveusement la chaussée, l'air préoccupé. J'appris plus tard qu'il était l'organisateur de la participation des militants de Belcourt à cette manifestation. A 17 heures précises, un important cortège s'ébranla et, à la jonction avec les groupes de La Casbah, ce fut une véritable marée humaine qui déferla pacifiquement (l'ordre nous fut donné de ne pas prendre même un canif) en criant les slogans nationalistes « Libérez Messali » « Vive l'Algérie libre ». Quelques dizaines de mètres plus loin, à la hauteur du cinéma Olympia, près du Casino, une fusillade éclata brusquement. On saura plus tard qu'elle fit plusieurs morts, dont Ghezali Belhaffaf. Un homme sort son revolver Le cortège se disloqua et nous fûmes nombreux à nous être retrouvés à la rue Mogador. Mohamed Belouizdad suivait anxieusement le déroulement des événements et le comportement des militants à l'occasion de leur première sortie de l'ombre. Tout à coup, un homme de forte carrure, un Européen, sortit un revolver ; mais avant même qu'il n'eût pu s'en servir, deux manifestants, dont mon camarade Haffaf, se jetèrent sur lui et le neutralisèrent. Quelques minutes plus tard, par la seule vertu de la discipline militante, nous nous retrouvâmes à la rue d'Isly pour continuer notre manifestation et arrivâmes à la Grande Poste, le terminal prévu pour le défilé du 1er Mai. Juste à temps pour entendre, amplifiée par un haut-parleur, la voix de Larbi Bouhali, secrétaire général du PCA vociférant : « Messali el khabith. » La manifestation prit fin avec, au bilan, plusieurs morts et, peu après, des centaines d'arrestations, mais aussi une éclatante démonstration de la vitalité et de la détermination du PPA. Mon père, se doutant depuis un certain temps déjà de mon activité militante, avait quelques craintes à mon sujet ; la nouvelle de la manifestation des nationalistes du PPA s'étant répandue rapidement au sein de la population, notamment à Belcourt, aussi ai-je pris rapidement un tramway en marche et arrivai à la maison avant mon père comme si rien ne s'était passé... La manifestation du 1er Mai, organisée par le PPA clandestin, n'était en fait qu'une répétition de celle qui devait avoir lieu une semaine plus tard, le 8 mai, jour de l'armistice, qui se termina par la tragédie que l'on connaît, avec l'effroyable répression qui s'abattit sur le Constantinois. Cette répression du 8 Mai 1945 devait convaincre les plus sceptiques parmi les Algériens engagés dans le combat nationaliste que « la période d'agitation est close » et que la libération de l'Algérie ne doit désormais être envisagée que par la lutte armée qu'il convient de préparer au plus vite. Ainsi, les 1er et 8 Mai 1945 annoncèrent tout naturellement le 1er Novembre 1954. Par Dr Messaoud Djennas