Né en 1910, Hamed Tadjine a adhéré au PPA une année après sa création, soit en 1938. Avant cela, il a fait son service militaire à Souk Ahras et en Alsace, puis a été mobilisé pendant une année entre 1939 et 1940 à Constantine. Il a participé à la manifestation du 8 mai 1945. Toujours rasé de frais, le visage amène, Hamed Tadjine, nonobstant son âge, a toujours bon pied bon œil, et surtout une mémoire fraîche. Ses paroles, bien qu'empreintes de solennité, sont truffées par moments d'humour. Nous n'en avons retenu que les faits n'ayant pas été racontés par Mohamed-Tahar Brahem, qui était à un moment donné son responsable dans le mouvement national.Selon lui, lorsqu'il y a eu des tirs de sommation, il a entendu crier derrière lui qu'il n'y avait pas lieu d'avoir peur, que c'étaient des cartouches à blanc ; il a répondu, pour avoir fait l'armée, que c'étaient des balles réelles. Alors, les gens à la fin du cortège poussaient de sorte que ceux de devant ne savaient où s'enfuir pour éviter les balles. Le lendemain, les gens du douar s'en prendront à des cantonniers parce qu'ayant entendu dire que les Français étaient en train de tuer les Arabes. Un couvre-feu d'environ un mois, sinon plus, a été établi. Comme tous les commerçants, Hamed a fermé son café situé à la place Saint-Cyprien, en face du marché couvert (aujourd'hui place Hassan Harcha). Pendant le couvre-feu, personne ne sortait, sauf quelques gosses vraiment courageux (et qui devaient faire attention) ou trop innocents pour avoir conscience du risque qu'ils couraient. En vérité, c'étaient leurs parents qui les envoyaient faire des courses, car on trouvait difficilement quoi manger, surtout vers la fin du mois du couvre-feu. Des gosses ou de vieilles personnes omnipotentes, seuls, eux, pouvaient sortir. Vers la fin du mois, on était sur le point de crever de faim. Les colons se servaient les premiers au marché, et tout ce qui restait comme denrées avariées était destiné (précision : vendu) aux Algériens. « Très tard, j'ai su que le couvre-feu servait aussi à cueillir les Algériens facilement. Quand un traître vous vendait, vous êtes fait comme un lapin. Donc, la milice pouvait venir chercher qui elle voulait parmi les Algériens pour le tuer. Personnellement, et beaucoup de mes frères aussi, je ne savais pas au début, plutôt je ne voulais pas le croire, qu'on cherchait les gens à domicile pour les tuer. Car si nous l'avions su, on se serait sauvés, car mourir en tentant de se sauver serait mieux que de se laisser cueillir froidement. Quelques jours après, mon gendre, qui travaillait comme ouvrier dans les Ponts et Chaussées, m'a envoyé sa fille pour me dire qu'il ne fallait pas sortir, car on tuait les gens qu'on trouvait dans les rues. Nous étions vraiment dans de beaux draps. Aussi louions-nous Dieu pour qu'on ne vienne pas nous chercher. Puis mon gendre me transmettra aussi le fait que dans les camions qui servaient au transport des gens qu'on arrêtait, il y avait des traces de sang. Cela s'explique par le fait qu'après qu'on avait abattu les gens, on les transportait de nouveau pour les emmener au four à chaux de Lavie, d'autant plus qu'on avait entendu parler de la venue d'une commission d'enquête. Pas de trace de massacres ! » Sauvés par un policier juif Autre chose : les familles des gens emprisonnés faisaient parvenir à ces derniers des couffins de victuailles par l'intermédiaire de leurs enfants. Si le premier jour, on avait accepté ces couffins, le deuxième jour, on les avait refusés, leur disant qu'on avait emmené les prisonniers à Alger ! En vérité, autrement dit, on les avait tués ! Dans le local de la gendarmerie, les gens arrêtés sont torturés, on les passait à tabac avant de les tuer. On les emmenait à moitié mort pour leur donner le coup de grâce à Kef El Boumba ou ailleurs près de Ardh El Kahla (terre noire), à la sortie de la ville de Guelma, sur la route de Constantine. A ce jour, Hamed se souvient du fait qu'il a dû sa vie sauve grâce à un policier juif. Il nous racontera ceci : « 10 jours après la manifestation, je me suis risqué dans la rue du Fondouk, où j'habitais et où j'habite toujours. J'ai vu Allaoua Aïssani, coiffeur près du local de Hafid, le tailleur. Je lui ai fait le geste de quelqu'un qui veut se raser la barbe, il me fit signe de le rejoindre. Et nous nous sommes cachés dans ce magasin. Il y avait aussi avec nous un autre jeune homme, Saâdi Salah. Le coiffeur ne pouvait pas aller à son magasin. Alors qu'il me faisait la barbe et que Hafid était près de la porte, voilà que quatre ou cinq miliciens armés arrivèrent tout d'un coup, à leur tête un policier juif du nom de Lévy. Je le connaissais parce que, parfois, il venait à mon café avec ses copains. Il leur arrivait même de ne pas payer. L'un des miliciens était un Maltais qui s'appelait Apape. Ce dernier commença à “gueuler”. Et les miliciens voulaient nous abattre en pointant leurs armes sur nous quand le policier juif leur dit : “Non, arrêtez, je les connais. Allez, regagnez vos domiciles, on vous a interdit de sortir de chez vous.” » Attention, beaucoup de juifs étaient des miliciens qui s'en sont donné à cœur joie en tuant les Arabes, ajoutera-t-il après un moment de repos. Enfin, il dira ceci : « Il y avait aussi des Algériens qui faisaient partie de la milice. » Et notre témoin de nous citer des noms, les noms des familles « amies de la France », comme on les appelait alors. Il faut relever une terrible lâcheté (une de plus) des autorités coloniales : « Des champêtres sont “lâchés” à travers les douars et collectaient les armes chez les paysans. Une fois les armes récupérées, on procédait à l'arrestation de leurs propriétaires et on les tuait sans pitié. » Le crieur public annoncera la levée du couvre-feu. Et aussi, sans qu'il le sache, le début de la guerre libératrice.