Né le 8 janvier 1919 au douar Ziari, situé à quelques encablures de la commune d'El Ouricia, le jeune Saâl Bouzid est élevé, à l'instar de ses trois sœurs et de son frère, dans la pure tradition du monde rural. La famille est issue d'un milieu modeste. Le père qui cultivait la terre inculqua à ses enfants les vertus de l'amour de la mère patrie et de l'instruction. Le petit Bouzid, qui n'a pas eu la chance de connaître l'école française, a, par contre, fréquenté des années durant l'école coranique de son village natal. A la mort du père, la mère devant subvenir aux besoins de sa petite famille s'installe avec ses enfants à Sétif où elle a exercé en qualité de femme de ménage. Le dénuement, la misère, les privations et l'injustice ont forgé la personnalité du jeune Bouzid, réservé et pondéré à la fois. Ne supportant plus les mauvaises conditions de vie de ses proches et les souffrances endurées par sa mère, Bouzid, qui n'avait pourtant pas bouclé ses quinze printemps, se mit à travailler. Il est alors embauché comme manutentionnaire dans l'unité de torréfaction appartenant à un certain Blon puis à la charcuterie Zara. Le monde de la manutention était à l'époque truffé de syndicalistes et de nationalistes. Au contact de ces personnes revendicatives, Saâl, qui ne rentrait à la maison que tardivement, avait renforcé ses convictions politiques. Ses sentiments patriotiques se raffermissaient davantage. En réponse aux inquiétudes de sa mère intriguée par les arrivées nocturnes de son enfant, Bouzid, qui ne pouvait mettre au parfum sa mère à propos de ses activités au sein du mouvement nationaliste, n'avait aux lèvres que la récurrente expression : « Si je tombe au champ d'honneur, lance à ma mémoire des youyou. » Ni cette dernière ni les autres membres de la famille ne se sont rendus compte de son penchant pour l'action politique préparée dans un premier temps chez les scouts, renforcée par la suite par les cours du Parti du peuple algérien (PPA), omniprésent du côté des hauts plateaux sétifiens. Grâce à la rigueur organisationnelle et à l'esprit de sacrifice inculqué durant des décades à ses militants, le parti de Messali Hadj a fait de Bouzid, et des milliers d'autres cadres, des férus invétérés de l'indépendance du pays, ne pouvant demeurer éternellement sous le joug colonial. Le 7 mai, Boudjemaâ, le frère de Bouzid, qui rentrera vingt quatre ans après dans l'histoire de l'Algérie contemporaine, sortant de la maison, découvrira l'emblème national accroché au niveau de la rampe de Paolo. Il rebrousse chemin pour « alerter » sa mère : « Viens voir ce qu'a fait ton fils Bouzid, que tu considères comme un saint. » Selon Lyakout, la sœur qui s'est éteinte dernièrement, « ma mère, restée stoïque, ne dit mot ». Le flottement haut de ce drapeau tricolore rouge, blanc et vert, garni d'un croissant étoilé, irrite la police qui intervient et décroche ce morceau de tissu qui sera, dès le 8 mai 1945, l'emblème national du peuple algérien. Quelques instants plus tard, enchaîne la vieille dame qui n'a, en dépit du poids des ans, rien oublié, c'est au tour de mon cousin Mabrouk d'intervenir : « Si ton fils sort demain, il ne reviendra pas. » L'intervention de Mabrouk ne laisse pas Bouzid indifférent qui rétorque sèchement : « Ecoutez, si vous êtes avec la France, moi je ne le suis pas. » En s'adressant pour la dernière fois à ma mère, Bouzid sortait de sa réserve et nous fait part de son engagement politique et de son désir de se sacrifier pour que vive l'Algérie : « Mère, je réitère ma récurrente demande. Si je meurs, lance à ma mémoire des youyous... » La déclaration de Bouzid, qui s'est retiré sur la pointe des pieds, nous a laissés pantois, poursuit Lyakout, trouvant du bonheur à parler de la douceur et de la générosité d'un frère qui mettait au-dessus de tout, de sa propre existence même, l'intérêt suprême du pays. « Le lendemain, Bouzid se réveille comme à l'accoutumée à l'aube, me demande un café et part à jamais », précise notre interlocutrice, ne pouvant contenir ses larmes qui coulaient sur un visage marqué par le temps et ses pénibles épreuves. Le jeune homme qui a récupéré le drapeau porté auparavant par le jeune Cherraga Aïssa n'a pas voulu obtempérer à l'ordre du commissaire Olivieri, qui a voulu confisquer l'emblème national, est froidement abattu au niveau de l'ex-café de France par le policier précité. Cet abominable acte ayant fait de Bouzid le premier martyr des massacres du 8 Mai 1945 s'est répandu telle une traînée de poudre, à travers les quatre coins des hautes plaines sétifiennes qui se sont dès cet instant embrasées. La triste nouvelle n'était pas facile à annoncer. Un beau-parent s'est, nous confie le vieille dame qui ne s'est jamais séparée de sa m'laya (voile des femmes de l'Est algérien), chargé de la mission. Il trouva des difficultés pour affronter ma mère : « Ton fils Bouzid est tombé au champ d'honneur. » Cette grande dame ayant enfanté le preux jeté trois jours après avec 24 autres martyrs dans la fosse commune creusée au cimetière de Sidi Saïd demeure, en dépit des douleurs engendrées par cette énorme plaie... impassible !