Les terroristes ont décidé de leur sort en les emmenant de force aux maquis d'où l'ANP les en délogera avec leur progéniture. Nos reporters sont partis à la rencontre de ces femmes de terroristes et de leurs enfants, autant de vies détruites. Reportage. En ce mardi de rude hiver sétifien, la maison du vieux Bouchaïr fourmille d'enfants. Il est un peu plus de 13 heures. Assia, Hadjar et Safia rentrent de l'école. Les voyant dévaler le chemin abrupt qui mène au taudis, le petit cousin El Hareth se précipite dans leur direction. Ses joues sont cramoisies par le blizzard. Un filet de morve coule de son nez. Chaussé de sandales, le garçon de cinq ans sautille dans la boue. Il a froid mais reste jouer dans la cour. À l'intérieur du logis en parpaing, il ne fait guère plus chaud. Le sol en ciment sombre glace le sang. Par souci d'économie, la résistance électrique est éteinte. Sans grande utilité, elle fait partie des rares meubles qui ornent la pièce centrale de la demeure. “Nous sommes pauvres”, assène la maîtresse de maison. La chemise d'homme qui enveloppe les épaules de la vieille dame crédite sa confession. Il y a une année, la pension maigre de son époux suffisait plus ou moins à entretenir le ménage. Mais depuis que les petits enfants ont regagné le foyer, les vivres se font rares. “Il y a trop de bouches à nourrir”, se plaint notre hôtesse. En faisant cet aveu, son regard croise celui de sa fille. Celle-ci tient dans ses bras un bébé qui pleure. L'enfant a faim. “Il est glouton. En prison, il était habitué à mon sein. Depuis, il le réclame constamment”, confie timidement la jeune maman. Nabila, c'est son nom, fait partie d'un groupe de femmes — une dizaine — libéré récemment du pénitentier de Sétif au terme de treize mois de détention provisoire pour appartenance à un groupe armé. Discrètement, les anciennes détenues sont retournées dans leurs douars. À l'instar de Nabila, la majorité est originaire de Aïn Kebira, ce vaste bourg implanté au pied des Babors, à une trentaine de kilomètres du chef-lieu de la wilaya de Sétif. “Quand j'ai vu les camions de l'armée monter vers la montagne, j'ai prié pour le retour de ma fille, de ma belle-fille et de mes petits-enfants”, relate la grand-mère. Il y a un peu plus d'une année, le 3 octobre 2003, Nabila, sa belle-sœur Fatiha et leur progéniture sont découverts par les soldats de l'Armée nationale populaire dans une grotte, nichée dans les contreforts des Babors vertigineux. Elles s'y sont terrées, en compagnie d'autres femmes et enfants durant vingt-quatre jours. Pendant que les hommes livraient leur ultime bataille à l'armée, elles attendaient dans le noir leur dernière heure. “On croyait que les militaires allaient nous tuer”, témoigne Nabila. Grand est son soulagement quand elle prend place avec ses compagnes d'infortune à bord de camions. Après une courte escale dans la ville de Babor — la plus proche de la montagne — où elles sont lavées, nourries et habillées de vêtements chauds, les mamans sont emmenées en prison. De leur côté, les petits sont conduits dans un orphelinat à Sétif. Sur quatre-vingt filles et garçons, beaucoup sont nés dans le maquis luxuriant. Deux des enfants de Nabila, El Hareth et Zeineb en font partie. La benjamine Khadidja est venue au monde en prison. “Que voulez-vous que je vous dise, ils ont vécu avec les bêtes sauvages. Les singes venaient jusqu'à dans nos huttes”, raconte la maman toute émue. Une semaine après le transfert des enfants au centre de Sétif, nous sommes allés à leur découverte. Quelques prénoms, Abderahmane, Mouad, Bouchra, Fatima, subsistent de cette rencontre du troisième type. Mais leurs regards effarouchés, leur discipline militaire, leurs us vestimentaires et alimentaires, leur foi exacerbée, leur curiosité des choses simples de la vie, du téléviseur à la voiture, en passant par l'usage de la fourchette, de la brosse à dents et du shampoing, sont restés gravés dans notre esprit. Ils témoignent à quel point ces enfants du maquis, dont peu connaissaient l'existence, constituent un gâchis, le pur produit de l'œuvre destructrice de leurs parents. “Les pères uniquement. Pour notre part, nous n'y pouvions rien. Si l'une de nous avait tenté de fuir, elle aurait été égorgée”, rectifie Nabila. Le long chemin de la réhabilitation Le corps enveloppé dans une longue robe bleu-marine et la tête couverte d'un foulard d'une même couleur, elle se défend d'avoir été une mauvaise mère. “Je me débrouillais avec ce que j'avais”, soutient-elle vaguement. Revenue parmi les siens, elle s'emploie petit à petit à tourner la page. Son principal objectif consiste à offrir une vie “normale” à sa progéniture. “Qu'ils aient au moins des papiers”, souhaite-t-elle. Fouillant dans une malle, Nabila retire des carnets de vaccination. Elle ne sait pas lire mais exhibe fièrement les documents comme une preuve de reconnaissance officielle. Pour le reste, elle sait, en dépit de son alphabétisme, que le chemin de la réhabilitation sera long. Six ans au maquis, c'est si dur à effacer, à oublier. Il y a une année, les autorités avaient promis de régulariser la situation de tous les enfants. Leur première action était de les rendre à leurs familles. Un jour, le vieux Bouchaïr reçoit la visite des gendarmes. Ils lui apprennent que ses petits-enfants sont à Sétif. En se rendant au centre pour les récupérer, le grand-père est surpris d'y trouver sept au lieu de cinq. Les cinq premiers sont les enfants de son fils aîné, Zoubir, un terroriste qui a rejoint le maquis en 1995. Cette année là, la petite localité de Babor est le théâtre d'un massacre sans précédent. Zoubir était l'un des assaillants. Quelques mois plus tard, ses trois frères, dont deux, Ahmed et Djamel, âgés respectivement de 15 et 16 ans le rejoignent au maquis. Le départ forcé au maquis En 1998, alors que Fatiha, l'épouse de Zoubir, est emmenée de force dans la montagne depuis quelques mois, sa propre sœur Nabila s'apprête à connaître le même sort. “Une nuit, il est venu. Il lui a demandé de préparer quelques affaires et de l'accompagner. Que pouvais-je faire. Il était armé et aurait pu nous tuer toutes les deux”, confesse la vieille mère. Se tournant vers Sihem, sa benjamine, elle révèle : “Heureusement que celle-ci était encore enfant. Sinon, il me l'aurait prise aussi.” Sihem est une jeune fille de vingt ans, belle et coquette. Elle n'a pas honte de dire que ses quatre frères étaient des terroristes. Elle ne porte aucun jugement sur ce qu'ils ont fait mais regrette seulement qu'ils soient morts. “Je n'ai pas eu le temps de les connaître”, regrette-t-elle. Dans l'ombre de son khimar, Nabila pense tout autre chose. Mais son visage pâle respire la résignation. Elle avait vingt-trois ans, quand son frère l'a arrachée à son innocence. Aussitôt au maquis, il l'a marie à l'un de ses acolytes. La cérémonie nuptiale ressemble à toutes celles auxquelles Nabila assistera par la suite. L'émir bénit l'union scellée par le prétendant et le tuteur de la mariée. Une bête est ensuite égorgée en guise de repas de fête. À l'instar des autres couples, Nabila et son époux emménagent dans une cahute en toiture de zinc. C'est à l'intérieur de cette cabane qu'elle vivra pendant six ans. “Nous nous sommes jamais déplacés. Quand les hommes allaient en embuscade, ils nous y laissaient avec des gardes”, raconte la jeune femme. De cette union inconcevable sont nés El Hareth et Zeineb. “Des femmes m'aidaient à accoucher. Dieu merci, je n'ai jamais eu de complications”, témoigne-t-elle sans nier que beaucoup de bébés sont morts pour manque de soins et à cause du froid. “Nous avions une seule recette pour toutes les maladies : du miel, de l'huile et des graines de nigelle”, rapporte Nabila. Quand elle est tombée enceinte de son troisième enfant, elle ne se doutait pas un instant qu'elle accoucherait en prison. S'est-elle sentie délivrée par l'arrivée de l'armée dans le maquis ? Après quelques secondes d'hésitation, la jeune femme assène : “Mon mari ne me maltraitait pas.” Il y a quelques jours, des gendarmes sont venus et l'ont emmenée pour reconnaître son corps. Il a été tué au cours d'un énième ratissage dans les Babors. “Qui va s'occuper d'elle maintenant”, déplore naïvement la mère de Nabila. La vieille femme considère tout ce qu'il lui arrive depuis plus de dix ans comme une malédiction. “Nous vivions comme tout le monde. Pouvais-je savoir que mes fils deviendraient des terroristes ?!” se défend-elle, soumise. Vaguant dans ses souvenirs, la grand-mère se rappelle les jours bénis où elle vivait avec toute sa famille là-haut dans les cimes. Le village a pour nom Oued Afra. Ses habitants cultivaient la terre. Peu à peu, ses jeunes ont pris la route du maquis. “L'armée est venue par la suite et nous a bombardés parce qu'elle nous a accusés d'approvisionner les terroristes. Elle nous a obligés à l'exode. Nous avons tout abandonné et nous sommes venus ici”, relate la vieille. Cet “ici” se résume à un îlot d'habitations miséreuses, construites en contrebas de la route entre Oued Kebira et Babors. Le petit hameau a pour nom Oued Akhrib. Ce sont autant de vies détruites. Assia, Hadjar et Safia, les filles de Bouzid, font la navette quotidiennement entre Oued Kebira et Oued Akhrib. La journée, elles sont chez leurs grands parents où elles vont à l'école. Dès le crépuscule, elles courent voir leur mère et vont passer la nuit avec elle. Fatiha, la maman a quitté la prison en compagnie de sa belle-sœur Nabila. Mais elle est retournée chez ses propres parents car voilà, non seulement son mari est décédé mais elle a contracté un second mariage avec un autre terroriste actuellement en détention au pénitencier de Constantine. De cette union sont nés trois enfants, Toufaila, Chaia et Assem qui a vu le jour en prison. “Au maquis, les femmes n'avaient pas le choix. On nous forçait à nous remarier. Dire non signifiait désobéir. Et puis au moins, cela nous mettait à l'abri des convoitises des autres hommes”, explique Fatiha très gênée. Dans l'appartement exigu de ses parents, la mère de famille occupe une pièce équipée d'un réchaud. Des matelas sont entassés dans un coin. Dans un autre, des sacs de semoule sont entreposés. Ils proviennent de la générosité des voisins. “Personne ne m'a regardée d'un mauvais œil. Des femmes sont venus me souhaiter la bienvenue”, reconnaît-elle, pleine de gratitude. Le retour de la fille prodige au bercail nourrit des sentiments mêlés dans le cœur de sa mère. Autant elle est heureuse de la savoir en vie et de la revoir, autant elle représente une charge avec toute sa marmaille. “Qui va subvenir à leurs besoins. Les frères de Fatiha sont mariés. Chacun s'occupe de son propre foyer”, se lamente la mère. La fille se tait. Son embonpoint tranche avec la maigreur de ses illusions. Destin insoupçonnable À la fin des années 1980, quand Fatiha a épousé Zoubir, rien ne prédisait des lendemains aussi sombres. “Je me suis mariée comme toutes les jeunes filles en robe blanche. Il y avait de la musique. J'étais heureuse. Mon mari travaillait à Alger. On vivait chichement mais je ne me plaignais pas”, se souvient la jeune femme de 37 ans. Et puis, tout a basculé. Son mari a commencé par laisser pousser sa barbe et à fréquenter assidûment la mosquée. Il quitte son boulot et s'improvise érudit. Un soir, il prévient les siens qu'il va rejoindre les “moudjahidine”. Fatiha est abandonnée à son sort avec trois enfants sur les bras, dont un garçon aîné, âgé aujourd'hui de 17 ans et détenu dans un centre de rééducation dans la ville de Sétif. Le “vaillant mari” n'oublie pas de venir honorer sa femme régulièrement. Naîtront, Hadjar et Safia. En 1998, elle le suit, contrainte, au maquis. Leur ménage dure à peine trois mois. Suite au décès de Zoubir lors d'un accrochage, Fatiha est offerte à un autre terroriste de 28 ans. De son long séjour en enfer, le dernier épisode retient l'attention de la prisonnière des Babors. Il s'est déroulé dans la fameuse grotte survolée par les hélicoptères de l'armée. “On avait peur. On avait faim. Nous faisions cuire du blé concassé dans l'eau et nous le donnions à manger aux enfants. Ceux-ci déféquaient et urinaient sur nos genoux. Je me disais que c'était la fin”, confesse-t-elle. Cette perspective funeste était d'autant plus ancrée dans son esprit que les terroristes l'ont persuadée comme les autres femmes d'ailleurs que les “taghout” n'en feraient qu'une bouchée s'ils les attrapaient. “Maintenant, je sais que c'était pour nous faire peur”, note Fatiha. Le même discours était servi à celles qui étaient tentées par la fuite. “Une seule a réussi à partir. Elle a pris ses deux filles et son bébé dans les bras. Les terroristes n'ont jamais pu la retrouver”, confie la jeune femme avec une pointe d'envie dans les yeux. Quant Fatiha et Nabila parlent des terroristes, le mot revêt une intonation neutre dans leur bouche. “C'est comme ça qu'on les appelle, non ?” demandent-elles. En fait, les deux belles-sœurs ne savaient rien des terroristes qui partageaient leur quotidien. “On était au courant qu'ils allaient en embuscade. Certains n'en revenaient pas. D'autres rentraient au camp estropiés”, jurent-elles tour à tour. C'est sur la base de preuves attestant leur départ forcé au maquis et leur non-implication dans les razzias et autres massacres que Nabila et Fatiha ont été innocentées par la justice. Pour autant, il est si difficile de remettre le compteur à zéro. Si leur casier judiciaire est immaculé, il est autrement de leur âme. Les réminiscences sont douloureuses. “Nous vivions comme des animaux. Quand l'eau venait à manquer, on ne cuisinait pas et on ne se lavait pas. Nos repas étaient constitués de couscous que nous roulions en grande quantité, de kesra et de légumes secs”, relate Fatiha. Nabila raconte que les jours d'hiver, lorsque la neige couvrait tout, elle enveloppait les pieds de ses enfants dans des sachets en plastiques. Par pudeur, les jeunes femmes n'évoquent pas les abus sexuels des hommes. “Une fois, j'ai entendu parler d'une adolescente mariée de force à un terroriste d'un autre groupe”, se contente d'appuyer Fatiha. “Les gens disent que les terroristes enlèvent des jeunes filles. C'est faux !”, dément pour sa part la grand-mère Bouchaïr. Ses fils ont commis tant de crimes qu'elle se passerait bien de celui-là. Pourtant, Zoubir a bien enlevé son épouse et sa femme. Dans le maquis, la plupart des femmes ont subi un sort identique. Un voisin des Bouchaïr vient de retrouver sa fille après huit ans de séparation. Kidnappée dans la nuit par son frère, elle est revenue au grand jour avec deux enfants sur les bras. D'Alger, de Jijel, de Boumerdès, de Blida... des parents groggy ont accouru à la prison de Sétif pour voir celles dont ils ont désespérées. Beaucoup sont jeunes. La cadette du groupe, originaire de Kouba, a 25 ans. Sa sœur et elle ainsi que quatre codétenues ont été condamnées à cinq ans d'incarcération. Poussées dans la fosse aux lions alors qu'elles étaient adolescentes, elles ont développé les mêmes instincts assassins. Aujourd'hui, elles payent. Babors, une commune exsangue Retentissante, l'offensive de l'ANP dans les monts limitrophes a libéré la commune de Babors d'une décennie de peur et de soumission aux terroristes. Pour autant, la petite localité de 18 000 habitants peine à renaître de ses cendres. Rendue exsangue par l'exode de sa population, elle agonise. Selon le maire, Chaou Lahcène, plus de 6 000 personnes ont quitté Babors durant les dix dernières années. L'illustration de cette hémorragie réside dans l'évolution démographique singulière de cette bourgade déshéritée. En 1991, Babors comptait 20 000 habitants. Alors qu'il devait augmenter en faveur des naissances, ce chiffre régresse inexorablement. “Les gens se sont établis ailleurs. Ils ont toujours peur de revenir. Beaucoup sont traumatisés. Ils ont perdu leurs terres. Les terroristes ont volé leur bétail. Ils ont détruit leurs maisons…”, explique le P/APC. Pour redonner vie à Babors et encourager sa population à prendre le chemin du retour, les autorités utilisent les grands moyens. En faveur d'une visite effectuée au printemps dernier par Yazid Zerhouni, ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, un plan-pilote de développement rural a été retenu. Une équipe d'experts vient de séjourner à Babors pour concevoir le projet. De son côté, la wilaya s'est engagée à effacer les dettes de la commune d'un montant de 8 milliards de DA. Mais cela ne suffit pas. Régler la crise du chômage, qui atteint parfois la proportion de 100%, se révèle une priorité. S. L.