Abdelatif Benachenhou était pendant de longues années la principale source d'inspiration du Président Bouteflika en économie. Les chemins des deux hommes viennent de diverger. Définitivement.La scène se déroule vers la mi-février, le 17 sans doute, à la présidence de la République. Le président Bouteflika réunit quelques ministres autour de la question des grands projets d'infrastructures. Il annonce, après avoir écouté un point de la situation, sa décision de faire financer par le Trésor public la totalité des 900 km restants de l'autoroute Est-Ouest. Le grand argentier de l'Etat, Abdelatif Benachenhou, qui n'a pas encore parlé, demande alors s'il a « le droit de donner un avis sur ce dossier ». Il s'entend rétorquer sèchement « non monsieur ». C'est la mort politique à huis clos du ministre des Finances. 40 jours plus tard, elle sera suivie d'une exécution publique lors du discours bilan du 7 avril. Le président est mécontent de la première année de son second mandat et, sans le nommer, fait porter le chapeau, en bonne partie, à son ministre des Finances en dénonçant « les blocages incessants » dans la mise en œuvre de son programme économique, l'absence de la réforme bancaire, « on en parle depuis des années » et les retards dans les grands chantiers à cause « des partisans du partenariat avec le privé » pour réaliser ce que l'Etat a désormais décidé d'entreprendre lui-même. Abdelaziz Bouteflika a tordu le cou - face à la caméra - à son gourou en économie. Un vieil ami des bonnes et des mauvaises années. C'est la seconde fois en quatre ans que Abdelatif Benachenhou quitte le gouvernement. La première fois en 2001, il était retourné à la présidence de la République où il gardait la main haute sur les grandes décisions de politique économique. Cette fois, c'est bien la fin d'un grand dessein personnel. Benachenhou a pris l'avion pour Paris, son port d'attache de longue date, et il se dit même au ministère des Finances qu'il a consacré ses dernières semaines à Alger à liquider sa villa de Birkhadem. C'est dire si le dépit est absolu. Ses livres en guise de premier contact « Le grand tort de Abdelatif Benachenhou est qu'il a calqué son attitude sur celle de Bouteflika, dédaigneux à l'égard de l'environnement institutionnel qu'il a trouvé, sauf que lui n'avait pas la légitimité des urnes », estime un député de sa famille politique du FLN. Sa légitimité, Benachenhou pensait la détenir dans son passé de « lauréat » de concours parisien, brillant universitaire dont les cours étaient assaillis par les étudiants à l'institut de sciences économiques d'Alger, auteur prolifique, théoricien rigoureux : il était le premier secrétaire général de l'éphémère mais non moins prestigieuse association des économistes du tiers monde. Légitimité aussi par l'engagement « loyaliste » dès « l'époque bénie de Boumediène ». Benachenhou n'était-il pas à 36 ans à peine le responsable de la commission économique du FLN ? Un socle suffisant pour prendre de l'aplomb. « Il ne reconnaissait que l'autorité de Bouteflika et ne traitait de ses dossiers qu'avec lui », témoigne Farid, un haut cadre de son ministère. Sous le gouvernement de Ali Benflis, Abdelatif Benachenhou a plaidé « l'incompétence » du chef du gouvernement dans les questions économiques, pour exiger un droit de regard « à large spectre ». « Il est allé trop loin lorsqu'il a revendiqué un contrôle direct sur les opérations de la Banque d'Algérie », se souvient un collaborateur de l'ancien Premier ministre : « C'était devenu lui ou Si Ali. » Benachenhou a mal apprécié le rapport des forces politiques de ce printemps 2001. Bouteflika a besoin d'un Premier ministre consensuel plus que d'un ministre de l'économie « incollable sur les concepts » mais distant avec tout le monde : « En guise de premier contact avec lui, nous avons eu droit à une distribution de ses livres lorsqu'il est arrivé au ministère », raconte un cadre de la direction des impôts. Le premier plan de soutien à la relance se fera sans lui. C'est la « dissidence » de Benflis qui donne une seconde chance à Benachenhou au gouvernement. Mais lui supporte toujours aussi peu de jouer collectif : « Les parlementaires ? Ce sont des ignorants en économie », déclarait-il à la délégation du Medef, il y a quelques mois. Ses pairs au gouvernement ? « Ils ne savent que dépenser pour les meilleurs d'entre eux », se plaint-il à ses collaborateurs. Le chef du gouvernement ? D'entre tous, c'est le sujet qui fâche. Car Ahmed Ouyahia entend bien exercer ses prérogatives sur l'organisation de l'économie et ... sur le ministre des Finances. Celui-ci pense tenir les moyens d'un directoire économique parallèle au palais du gouvernement. Mais ses réseaux personnels sont vieux et ne font pas le poids. Conseiller à la présidence, il a recours, à la fin de l'été 2002, à un parent qui travaille à El Khalifa Bank à Tlemcen pour apprendre les difficultés de trésorerie de la banque privée. Une info qui est dans le domaine public depuis des semaines. Au ministère, pour les rares nominations qu'il a effectuées, il a puisé dans le réservoir d'anciens cadres souvent dépassés par les chamboulements de ces dernières années . Il a beau prendre cet « arriviste » d'Ouyahia de haut, ses vingt années de séjour parisien sont un handicap face au leader du RND et à son habileté de manœuvre. Benachenhou ignore Ouyahia ; en retour sa mise en quarantaine est sonnée en mode silencieux. « Je n'ai jamais vu le directeur des douanes Sid Ali Lebib au ministère des Finances. Pourtant, nous préparons la loi de finances en coordination avec ses services », raconte Farid. Les directeurs de banques publiques viennent aux réunions, « mais quelques-uns rient sous cape lorsqu'ils entendent des instructions ministérielles irréalistes comme par exemple celle de faire une marge opérationnelle de profit de 15% avec un portefeuille de clients plombé par des EPE déstructurées ». Des annonces sans lendemain Abdelatif Benachenhou peut encore espérer, après la réélection de Bouteflika, se faire entendre lorsqu'il critique l'action du chef du gouvernement auprès du président. Il ne cesse de montrer partout que la croissance des dépenses publiques est beaucoup plus forte que celle du PIB. En tant que ministre des Finances, il est, après tout, dans son rôle que de faire mieux dépenser l'Etat. Mais pour mieux convaincre, il a besoin lui-même de se targuer d'un bilan. C'est par ce bout de son kimono qu'il est projeté au sol. Il a milité pour réduire l'indépendance de la Banque d'Algérie et a obtenu sa paralysie face au phénoménal scandale Khalifa ; il a annoncé une réforme fiscale sans lendemain ; même son « bébé favori », la direction des grandes entreprises - qui doit s'occuper des 1200 plus gros contribuables - attend toujours d'exister dans son bâtiment neuf à Ben Aknoun. Il a annoncé un institut d'analyse de la conjoncture qui n'a jamais vu le jour. Il a critiqué les patrons français pour leur frilosité à l'égard de l'investissement en Algérie mais n'a rien pu dire lorsqu'on lui rétorqua que le système bancaire algérien est resté en l'état depuis quatre ans. Ses adversaires lui dénient même la paternité du fonds d'ajustement des recettes budgétaires : « Il a été inventé dès l'époque de Ben Bella par ses conseillers trotskystes. » Les relais qui ont permis à Bouteflika de rebondir après une année 2001 périlleuse n'ont été d'aucun recours pour Benachenhou. Il avait pris le parti de se rendre impopulaire : « A l'Assemblée populaire nationale, là où Abdelkrim Harchaoui faisait avaler du cyanure aux députés en les caressant dans le sens du poil, Benachenhou a peiné à faire passer la moindre petite hausse de taxe », rappelle un élu de l'opposition. Il ne faisait rien pour éviter la confrontation. Un de ses collaborateurs lui recommanda encore, l'été 2004, de ne pas proposer d'emblée 5 DA d'augmentation sur le diesel dans le projet de loi de finances pour ne pas braquer les députés d'entrée. Il répond : « Je propose 5 DA de hausse pour obtenir 2 DA. » Mauvais procédé : il en obtient un seul. Benachenhou a la même attitude distante que Bouteflika à l'égard de la presse algérienne et croit pouvoir, pour son étoile personnelle, s'en passer comme lui. Il oublie que le président occupe le petit écran en permanence. Tout comme Bouteflika, il est sensible aux sollicitations de la presse étrangère mais ne bénéficie pas toujours du même traitement que le président. Ainsi, le mensuel français l'Expansion publiait, l'automne dernier, un entretien avec le ministre des Finances sur sa seule édition électronique dans un numéro où l'Algérie tient bonne place parmi les économies des pays d'Islam. Le reporter n'avait pourtant eu aucun mal à s'ouvrir les portes du cabinet ministériel. « Abdelatif Benachehou a loupé le virage essentiel de la fin des années 1980 en Algérie. Cela l'a handicapé par la suite pour comprendre un tas d'évolutions. Ainsi, il ne pensait pas que des syndicats autonomes comme ceux de l'enseignement allaient tenir une grève aussi longue et peser sur les revendications salariales de toute la fonction publique », affirme un ancien ami de l'institut de sciences économiques d'Alger. Benachenhou a longtemps tenu un discours hostile aux augmentations salariales, « car elles profiteraient aux producteurs étrangers ». Le brillant professeur d'économie ne sera sans doute jamais Premier ministre comme ses pairs Raymond Barre en France, Alassane Ouattara en Côte d'Ivoire ou encore Romano Prodi en Italie. Le plus étonnant dans sa trajectoire gouvernementale, et peut-être aussi le plus admirable, c'est qu'il n'ait rien voulu en changer. Il était opposé à une relance « si massivement » portée par la dépense publique et a tout fait pour en ralentir le débit. « A la fin, les dossiers de contrôle des dépenses se sont amoncelés sur son bureau. » Exemple, le consortium de 9 entreprises qui a enlevé le marché du tronçon d'autoroute Khemis Miliana - Oued Fodda a attendu plus d'une année son ordre de service. C'est le délai qu'a pris le ministère des Finances pour étudier une réévaluation du contrat. Le ministre des Finances n'a sans doute pas mesuré les urgences sociales du pays. Dans son annuaire sur la classe politique algérienne, Achour Chorfi présente Abdelatif Benachenhou ainsi : « Très au fait de la théorie marxiste acquise au sein de l'école française d'économie politique, il lui demeure attaché pour son approche tout en ayant pris ses distances vis-à-vis de son dogmatisme. » Cela, c'était dans une autre vie. En Algérie, en 2005, « le lauréat » marxisant est tombé en déchéance pour approche libérale dogmatique. Il pourra toujours se consoler de ceci : il quitte son ministère sans que son nom soit évoqué dans des affaires d'enrichissement personnel. Tous ses amis du gouvernement ne peuvent en dire autant.